Dans son nouveau roman, Cher Connard (Grasset), Virginie Despentes dissèque notre époque en grattant nos slogans pour retrouver la révolte.
Son titre, Cher connard, forme le début d’une lettre, enfin d’un mail aujourd’hui. À l'annonce de ce nouveau roman, on a sursauté à penser : ah oui, au fait, qu’est-ce qu’elle a à en dire, Virginie Despentes, de tout le bordel actuel ? On l’avait quittée en 2017 après Vernon Subutex, avant MeToo, le confinement, tout ça. On se la figure pendant toutes ces années murée dans son silence à nous regarder, à écouter, puis à se retrousser une manche, lentement, la deuxième, ouvrir l’ordi, un fichier, et commencer sa lettre à l’hétéropatriarcat qui fout le camp sans vouloir rendre les armes. “L’émancipation masculine n’a pas eu lieu. Vos imaginations sont soumises. (…) Ce que vous nous dites, nous l’entendons, c’est ne vous libérez surtout pas de vos chaînes, vous risqueriez de briser les nôtres dans le mouvement.”
Despentes arrimée à notre époque
Pour son dispositif, l’écrivaine a fait simple : trois protagonistes – un écrivain “metooïsé”, une féministe addict aux réseaux sociaux, une actrice quinqua héroïnomane – écrivent, se confrontent, échangent. Ça vous permet de poser un paquet de fulgurances, ce format-là. “Nous devons apprendre aux filles à être fières de leurs fellations. (…) Les garçons des lycées devraient faire des haies d’honneur aux bonnes suceuses.” Il en fallait au moins trois, des personnages, pour embrasser le regard de Despentes, son empathie tous azimuts, et nous brosser tout ce que l’autrice de Baise-moi, de King Kong Théorie, pouvait bien avoir à nous faire entendre, sur les derniers développements de notre époque. Masculinistes, addictions, shitstorms… la reine flingue nos contradictions, foutaises, hypocrisies : “On ne peut pas employer les méthodes de l’ennemi et croire qu’on va arriver à d’autres résultats.”
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Le risque, vu qu’on l’attendait au tournant comme la Pythie, c’était de se planter, justement. Elle signe là son livre le plus dense. Plus arrimée que jamais à notre époque, sa langue met au jour nos conneries avec la précision d’une IRM. Sans jeter le bébé avec l’eau du bain, avec même un optimisme qu’on ne lui connaissait guère, Despentes gratte nos slogans pour retrouver la révolte – intacte, comme chez Valérie Solanas (la féministe radicale qui a tiré sur Andy Warhol), qu’elle nous remet sous le nez (à ce propos, signalons la réédition chez Fayard du Scum Manifesto, ainsi que la traduction inédite de Dans ton cul). Quand, dans 100 ans, les suivant·es se pencheront sur le tournant des années 2020, pour saisir cette période MeToo/covid – “On sait qu’il y a quelque chose de triste là-dedans, de l’ordre de l’adieu à une époque” – il leur faudra passer par Cher connard…
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Crédit photo : JF Paga