L’ancienne égérie d’Almodovar est à l’affiche, au Théâtre Antoine à Paris, de Drôle de genre, pièce sur la transidentité. Victoria Abril continue ainsi de baliser sa carrière de rôles qui s’attachent à faire progresser la cause LGBT+. Interview.
Elle débarque au théâtre en vélo électrique, casquette vissée sur une chevelure rose poudré qui confirme, à elle seule, son habitude de rouler en dehors des pistes du conformisme. Minois de souris et silhouette de ballerine, Victoria Abril, 62 ans, emmène dans sa roue un chapelet de souvenirs décapants. À ceux qui sont trop jeunes pour s’en souvenir, rappelons que son nom a précédé celui de Penélope Cruz au panthéon des muses d’Almodovar, son compatriote espagnol. Dans les années 1990, elle fut pour lui une star du porno enlevée par un jeune marginal (Attache-moi) ou encore cette créature-caméra que Jean-Paul Gaultier moulait dans une robe transpercée de seins-obus devenue iconique (Kika). Autant dire que la trentenaire n’avait pas froid aux yeux, et on en eut confirmation en France en 1995 avec Gazon Maudit, où Victoria-Loli, cocufiée par Alain Chabat, se consolait dans les bras de Josiane Balasko. "Il y a plus de 25 ans, j’ai fait la couverture de têtu· pour ce film !", rappelle-t-elle à l’évocation de ce succès de box-office qui comptait parmi les rares comédies grand public à aborder l’homosexualité féminine et l’homoparentalité.
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Cette fois, il n’est plus question de lesbiennes, mais de transidentité. Sur les planches, Victoria est Carla, amoureuse depuis le premier jour (et réciproquement) de son politicien de mari. Un couple dont l’harmonie vole en éclat le jour où Madame se découvre atteinte d’un cancer de la prostate et doit confier à François qu’elle est née homme. Sujet éminemment casse-gueule dont Jade-Rose Parker parvient à tirer une pièce sensible et habile, drôle et didactique, qui implique le spectateur et l’incite à cheminer sans le culpabiliser. Permettant au passage à Victoria Abril de donner corps à une envie qu’elle portait en elle de longue date… Confidences.
Comment le personnage de Carla a-t-il croisé votre chemin ?
J’ai déjà incarné une personne transgenre dans Je veux être une femme (1977) de Vicente Aranda, avec lequel j’ai tourné quatorze films. C’était ma première collaboration avec celui qui est ensuite devenu mon maître, mon père, mon ami et mon complice jusqu’à sa mort. Cambio de sexo, en espagnol, racontait l’histoire d’une jeune fille trans (Victoria Abril) qui, après toutes sortes d’étapes, finissait à Casablanca dans un bloc opératoire où elle mourrait des suites de son opération de réassignation sexuelle. Lorsque j’ai reçu le scénario de Drôle de genre, j’ai senti que je pouvais lui offrir une revanche à travers Carla. Car même si les mentalités changent très doucement, elle a réussi à vivre en tant que femme, à être une épouse et une mère heureuses… Elle représente l’espoir.
Il fallait de la maturité et du cran pour endosser un tel rôle à l’adolescence !
Deux ans après la mort de Franco – sous lequel les gays et lesbiennes n’avaient pas le droit d’exister, et je ne parle même pas des personnes transgenres –, ce film très courageux m’a conféré un statut d’icône auprès des LGBT. Mais il n’était pas difficile pour moi de comprendre ce garçon qui voulait devenir une fille. Moi, j’avais toujours voulu être un garçon. Pas pour une question d’identité sexuelle, mais pour bénéficier des mêmes droits.
"Chaque personnage que je défends me sert à balayer ma vie, à en malaxer la pâte. Ce métier m'a évité des années de psychanalyse."
Changement de sexe a aussi symbolisé pour vous une réorientation professionnelle…
Il m’a fait comprendre que j’étais faite pour être comédienne, que ce métier allait me guérir, m’éviter des années de psychanalyse parce chaque personnage que je défends me sert à balayer ma vie, à en malaxer la pâte. Ce virage m’a fait oublier ma vocation initiale de danseuse. J’ai d’ailleurs raccroché mes pointes après ce tournage, et ne les ai décrochées que pour que Carla, dont les rêves sont les mêmes que les miens, puisse les porter. Comme si la boucle était bouclée.
Quelque temps avant d’accepter Drôle de genre, vous avez renoncé à une autre pièce centrée sur la transidentité. Pourquoi ?
Parce que je trouvais qu’elle traitait mal le sujet et prêtait le flanc à la moquerie. Un personnage comme Carla est difficile à toréer. Ne mettre en scène qu’une mise à mort n’est pas sympa et n’a aucun intérêt. Là, le texte est à la fois drôle et didactique. Carla peut revenir sur le sens des mots, reprendre François d’un : "Je ne suis pas un travelo, s’il te plaît." Elle décrit le parcours du combattant que son identité a représenté de sa petite enfance jusqu’au moment où elle décide de prendre sa vie en main après une tentative de suicide, pour devenir à l’extérieur celle qu’elle a toujours été à l’intérieur.
"Même les soirs où je sens le public plus réac, plus enclin à soutenir François, la thérapie fait effet ; le texte agit, au bout du compte, comme une ode au respect de l’autre."
Elle raconte aussi comment, grâce à la chirurgie, elle a pu enfin découvrir la joie simple et authentique d’être soi. Le spectateur est le témoin d’un ping-pong entre deux personnages bien écrits, où chacun a des raisons légitimes de s’attacher à sa propre tragédie. Même les soirs où je sens le public plus réac, plus enclin à soutenir François, la thérapie fait effet ; le texte agit, au bout du compte, comme une ode au respect de l’autre. Chaque fois qu’on peut faire évoluer la tolérance avec un rôle, il faut en profiter, même si les fruits ne se récoltent que vingt-cinq ans plus tard. Tu sèmes cette graine et, un jour, il y a… le mariage pour tous. Même si ça te prend une vie, tu t’en fous. L’important, c’est que ça germe.
En semant celle de Gazon maudit, imaginiez-vous l’impact qu’a pu avoir ce film ?
Tu veux que je te raconte un truc pour mesurer à quel point il était en avance sur l’époque ? Lorsque j’ai dit à mon agent – qui était le même que celui de Josiane Balasko – que j’adorais le film, il m’a déconseillé d’y aller. J’avais tourné avec Almodovar, j’étais bien "placée", il ne fallait pas que je fasse ça… Moi, le qu’en dira-t-on, tu sais où je me le mets ? Josiane était mon amie, je n’en étais pas à mon premier rôle de lesbienne, j’en avais fait d’autres auparavant en Espagne, et non seulement le film ne me faisait pas peur mais, en plus, il me faisait terriblement rire. J’ai donc répondu à sa mise en garde : "Désolée, mais ce film, moi, je vais le tourner."
Comment expliquez-vous vos engagements auprès des minorités ? Vous êtes-vous aussi sentie "en minorité" dans votre vie ?
D’abord, ce ne sont pas les gagnants qui m’intéressent. Déjà, dans la cour de l’école, j’étais toujours attirée par le dernier ou par celui qui est tout seul dans un coin, parce qu'ils avaient plus de choses à m’apprendre. Et puis, j’étais la fille d’une femme qui avait eu trois enfants naturels, et je peux te dire que celles qui n’étaient pas mariées n’avaient droit à rien dans la dictature catholique. Elles ne pouvaient pas garder leurs gosses auprès d’elles, entre autres parce qu’elles ne pouvaient pas louer de maison, pas trouver de travail, et nous, nous étions les "fruits du péché".
"J'ai passé les dix premières années de ma vie dans des internats tenus par des nonnes inhumaines et terrifiantes."
J’ai connu l’intolérance et le manque de liberté puisque j’ai passé les dix premières années de ma vie dans des internats tenus par des nonnes inhumaines et terrifiantes. J’ai résisté à une enfance épouvantable dont j’ai tout oublié pour me préserver. La seule chose dont je me souvienne, c’est que j’ai réussi à supporter tous ces enfermements, leur ciel carré, leur climat aussi glacial que celui de l’Antarctique, parce que j’avais le syndrome d’Oliver Twist. Chaque fois qu’on me mettait à un endroit, je me disais que ma mère allait venir me chercher et que je n’appartenais pas à ce monde. Ma grand-mère, elle, ne s’était pas mariée non plus, mais elle avait eu la chance de vivre sous la République et les années 30 étaient beaucoup plus modernes que les années 50-60 en Espagne. C’est comme ça la vie, on va en avant, en arrière…
Que vous inspire l’évolution de l’acceptation des personnes transgenres ?
On ne peut pas empêcher la connerie, les regards de travers, les moqueries, mais les personnes trans bénéficient au moins d’un cadre légal, et c’est déjà énorme par rapport à l’époque de mon premier film où elles n’avaient même pas le droit d’exister et pouvaient mourir au bloc opératoire comme les femmes quand elles avortaient dans les cuisines. Reste le problème des mentalités dont l’avancée va encore prendre des siècles, mais on est sur la bonne voie. En tout cas, tous les soirs, quand je termine la pièce, je me dis : bon, encore, une petite bataille de gagnée ! Et comme Carla, je crois que "ce qui est grave, ce n’est pas d’être con… c’est de le rester !".
>> Drôle de genre. Une pièce de (et avec) Jade-Rose Parker, Victoria Abril, Lionnel Astier, Axel Huet. Du 8 mars au 13 mai au théâtre Antoine à Paris.
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Crédit photo : Ki m'aime me suive