Dans son adaptation de l'œuvre de Molière, David Bobée, directeur du Théâtre du Nord à Lille, met en scène Dom Juan dans les ruines du patriarcat. Interview.
Metteur en scène engagé sur "les questions de genre, d’égalité, de féminisme et d’antiracisme", et directeur du Théâtre du Nord à Lille, David Bobée a dévoilé en début d’année sa version de Dom Juan, de Molière, qui part en tournée de février à juin 2023. Un spectacle passionnant qui déboulonne la statue du mythique séducteur aujourd’hui "symbole d’une masculinité en voie de fossilisation" autant qu’il fait apparaître "d’autres violences plus contemporaines".
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Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Dom Juan, personnage "classiste, sexiste, glottophobe, dominant" que vous ne semblez pas beaucoup aimer ?
David Bobée : Parce que Dom Juan est un personnage qui matérialise parfaitement ce contre quoi notre époque se bagarre. Et parce que la question du déboulonnage des statues, c’est-à-dire le traitement que notre époque contemporaine réserve aux personnages problématiques de notre histoire, est politique et passionnante. Aujourd’hui, de jeunes artistes prennent ces questions très au sérieux et refusent de monter certains textes, certains personnages, certaines situations qui reconduisent des logiques de domination masculine, Nord-Sud, raciale, hétérosexuelle…
C’est le cas de la pièce de Molière ?
Sur certains points, c’était presque pour moi la pire des pièces ! Je l’avais étudiée à l’école sous l’angle du symbole de l’esprit français, du séducteur, du libre-penseur… Comme une espèce de valorisation du comportement de prédation. Évidemment, en travaillant sur le texte, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas que ça, que Molière avait un rapport à son personnage bien plus critique que ce qu’on m’en avait transmis, qu’il y avait certains passages qui étaient des trésors de littérature et de pensée. Ça a vraiment été une redécouverte : j’avais oublié que Molière était un grand auteur.
D’où, malgré vos réticences, votre choix de mettre en scène la pièce ?
Je me suis questionné : est-ce qu’il faut arrêter de monter ce genre de pièces du répertoire ? Ou, au contraire, s’en emparer, y compris avec leurs pires parts – il y a pour moi des passages aujourd’hui difficilement montables dans Dom Juan – afin d’essayer d’en donner une lecture différente et ainsi dénoncer les mécanismes de domination et de violence ? J’ai choisi la deuxième option.
Et comment vous y êtes-vous pris ?
Dans chacune des scènes, Molière représente des situations d’humiliation, de violence, de prédation, de domination vis-à-vis de l’ensemble des personnages : Dom Juan a un rapport sexiste avec les femmes, agiste avec son père, classiste avec les pauvres, grossophobe avec le marchand Monsieur Dimanche… Mon travail a donc été de redonner une humanité à ces personnages secondaires, de relever les victimes, de leur proposer un parcours de réparation…
"Nos outils politiques du féminisme, de l’antiracisme, de la pensée décoloniale ou encore des luttes LGBTQI+ doivent nous aider à faire un théâtre plus respectueux."
J’ai essayé, avec ce spectacle, de proposer un territoire de réconciliation entre ceux qui ne jurent que par le répertoire, qu’il ne faudrait pas toucher, et ceux qui disent qu’on ne peut plus monter ces textes-là. Pour moi, on doit encore les mettre en scène, mais pas n’importe comment. Nos outils politiques du féminisme, de l’antiracisme, de la pensée décoloniale ou encore des luttes LGBTQI+ doivent nous aider à faire un théâtre plus respectueux, plus égalitaire, et non nous empêcher.
Vous avez mis en scène la pièce, dont le titre complet est Dom Juan ou le festin de pierre, au sein d’une scénographie très forte composée de nombreuses statues d’hommes. Comme une sorte de cimetière du patriarcat ?
Cette question du déboulonnage des statues prend tout son sens ici, dans ce texte qui présente lui-même une statue – celle du Commandeur [un homme que Dom Juan a tué et qui réapparaît à la fin]. J’ai donc commencé à imaginer Dom Juan en symbole d’une masculinité en voie de fossilisation au milieu d’un cimetière de statues déboulonnées. Comme, en effet, une sorte de ruine du patriarcat, ces statues étant à la base des symboles de puissance, de masculinité triomphante. J’avais clairement envie de faire bouffer des cailloux à Dom Juan !
Comment avez-vous travaillé le texte de Molière, vieux de quelque 350 ans ?
Je me suis refusé à le réécrire ou à supprimer les scènes qui me posaient problème. J’ai simplement fait une légère adaptation, mais ce ne sont que les mots de Molière, tout le temps – j’ai juste remplacé, à un moment, le mot "tabac" par "théâtre". Car c’est avant tout un grand texte, et quand ces grands textes sont montés, ils sont souvent le reflet de l’époque dans laquelle ils sont mis en scène, ils en disent quelque chose.
Par contre, avec la distribution que j’ai faite et la responsabilité pleine et entière des interprètes qui savent utiliser leur spécificité, leur origine, leur accent ou leur état de corps, je fais résonner le texte différemment, puisque d’autres violences encore plus contemporaines apparaissent. On en a évidemment beaucoup parlé avec les interprètes, et tous développent une forme de fierté à utiliser qui ils sont sur scène, alors que ça a souvent été pour eux un frein à leur carrière – même si c’est peut-être un peu plus facile aujourd’hui qu’avant d’être acteur quand on est noir, arabe ou asiatique.
"Je me contrefous de la sexualité de personnages d’encre et de papier. Mon intérêt, c’est de montrer les mécanismes de violence."
Vous n’avez pas touché au texte de Molière, par contre vous avez changé le genre de certains personnages et l'orientation sexuelle de votre Don Juan, qui est bi…
Je ne dirais pas qu’il est bisexuel. D’ailleurs, je me contrefous de la sexualité de personnages d’encre et de papier. Mon intérêt, c’est de montrer les mécanismes de violence. Et dans ma version, au lieu de taper le mec et d’essayer de choper deux filles, Dom Juan vient détruire l’idée même du couple, de la beauté, de l’amour. Je trouve que ça résonne fortement avec aujourd’hui. Comme quand j’ai choisi de donner la partition du père à une femme et d’en faire sa mère : cela modifie le discours très patriarcal, hétéronormé, familialiste du personnage.
Ces modifications n’ont pas plu à tout le monde, et ce même avant même le dévoilement du spectacle…
Je l’ai constaté lorsque j’ai fait une conférence de presse en janvier, avant la première, pour annoncer la création du spectacle. J’explique à ce moment-là aux journalistes présents que certains rôles masculins seront tenus par des femmes, et inversement. Sort alors une dépêche AFP qui fait apparaître le mot "dégenré" que je n’avais, évidemment, soigneusement pas utilisé. Jusque-là, rien de grave. Mais là-dessus, Le Figaro publie une brève avec, comme titre – et on sait l’impact des titres sur la toile : Au théâtre du Nord de Lille, on déboulonne Dom Juan "en le dégenrant". Et là ça ne loupe pas, Causeur, Fdesouche et quelques universitaires pseudo-universalistes publient dans la foulée des horreurs, déforment mes propos… J'ai alors reçu pendant une semaine sur les réseaux sociaux une avalanche de menaces, d’insultes homophobes et d’autres choses. La fabrique de la haine, c’est flippant.
Diriez-vous que vous êtes un metteur en scène et un directeur de théâtre politique, engagé ?
Le théâtre est le levier politique que j’ai trouvé le plus adapté à mon parcours. Et les questions de genre, d’égalité, de féminisme, d’antiracisme, occupent une place importante dans mon travail d’homme, aussi bien comme metteur en scène que directeur du Théâtre du Nord à Lille. J’aime pouvoir y proposer des choses très pointues.
Quand j’invite Virginie Despentes, la salle est remplie de lesbiennes, d'amazones aux cheveux roses et bleus, et c’est magnifique ; quand c’est Eva Doumbia, le théâtre est rempli à moitié de Noirs et c’est juste du jamais-vu. Et quand je fais un Dom Juan, tout ce public se mélange avec un autre plus traditionnel et des scolaires ; c’est fabuleux. Cela s’appelle la culture commune. Surtout lorsque je vois les gamins que les profs ont emmenés se sentir représentés sur le plateau et se dire : j’appartiens à la culture de mon pays, je peux potentiellement y tenir un premier rôle. C’est capital.
>> Dom Juan : en tournée à Vannes, Martigues, Colombes, Paris, Valenciennes, Créteil, Clermont-Ferrand, Mulhouse, La Rochelle…
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Crédits photos : Arnaud Bertereau