Chaque trimestre dans le magazine têtu·, la chronique "En haut de la pile" revient sur un livre important de l'histoire littéraire queer. Publié en 1973, Ma moitié d'orange évoque l'enfance de son auteur, l'écrivain et journaliste Jean-Louis Bory, passée entre deux genres, jusqu'à sa vie d'adulte.
Jean-Louis versus Denise. Être un garçon ou une fille ? Ce dilemme est au cœur de Ma moitié d’orange, un divin récit initiatique publié en 1973 par l’écrivain Jean-Louis Bory. L’originalité de ce livre est de clairement évoquer l’homosexualité de l’auteur, sans pour autant jamais écrire le mot homosexuel. Ce n’est pas le premier livre de Bory où il aborde le sujet, après La Peau des zèbres, publié en 1969. Mais dans ce récit très personnel il parle surtout de lui, de “l’éternelle insatisfaction qui l’accompagne” comme de ses bonheurs d’enfance entre deux genres et de ses plaisirs d’adulte.
Né en 1919, alors que la France sort de la Première Guerre mondiale, Jean-Louis Bory, fils de Jeanne et de Louis, aurait dû, s’il était né fille, s’appeler Denise. Sa mère “rêvait les doigts dans le ruban rose”, écrit Bory. Elle ne s’était jamais tout à fait habituée à l’idée d’avoir accouché d’un garçon. Alors, Jean-Louis Bory a passé une enfance flottante entre deux genres à Méreville, un morne village de la France quelconque, aux confins de la région parisienne. En 1945, il devient célèbre en publiant son premier roman, Mon village à l’heure allemande, et obtient le prix Goncourt à 26 ans.
La recherche de l'amour heureux
Ma moitié d’orange est construit comme un abécédaire déroulant lettre après lettre la vie du narrateur et de son autre moitié, celle qu’il n’est pas et qu’il aurait dû être, Denise. "Au vrai, sitôt seul, je bavardais avec Denise. Je me baladais avec elle, bras dessus, bras dessous", écrit Bory avec un style flamboyant et auto-ironique qu’on qualifierait en 2023 de queer. Ses fulgurances stylistiques rendent en tout cas la lecture de Ma moitié d’orange très actuelle. Par exemple, évoquant les compagnes de ses longues heures de catéchisme : "Les saintes femmes de mon bled beauceron, les piapiapias démoralisants qu’elles vaporisaient comme du Fly-Tox en balançant l’éteignoir de leur jupe."
"C’est dans les pays arabes que je trouve la foule que j’aime. Elle coule de tous côtés, devant, derrière, elle oscille, va, vient, par endroits semble s’endormir, stagne, clapote, rebouge, tourbillonne."
Dans l’intention, Ma moitié d’orange se veut un acte d’affirmation, et en cela le livre est joyeux tout en racontant le destin d’un homme pas très bien dans sa peau. Bory était un charmeur qui se trouvait laid, “court sur pattes et bedonnant”. Il n’a pas rencontré "l’amour heureux" et la mélancolie traverse certaines pages de ce court texte. Mais il a su aimer pleinement grâce à "la foule" des grandes villes, notamment arabes : "C’est dans les pays arabes que je trouve la foule que j’aime. Elle coule de tous côtés, devant, derrière, elle oscille, va, vient, par endroits semble s’endormir, stagne, clapote, rebouge, tourbillonne." Il y croise "des regards par constellation, des sourires par bouquets", et y voit "un défi et fraternel appel" au plaisir.
Bory, homo engagé
Homme d’écriture, enseignant puis critique de cinéma, il régalait les auditeurs du Masque et la Plume, sur France Inter le dimanche depuis des lustres, de ses emportements. Avec la publication de Ma moitié d’orange, il est surtout, pour une génération d’homosexuels ayant grandi dans les années 1970, l’homme qui les incite à sortir du placard. Il s’en prend vivement à la psy de l’émission de Ménie Grégoire qui sévit sur RTL pour lui répondre que non, l’homosexualité n’est pas "un douloureux problème". Il est aussi sur le plateau des fameux Dossiers de l’écran en janvier 1975 pour lire avec émotion la lettre d’une femme racontant le suicide de son fils, homosexuel de 25 ans. Bory se suicide lui-même quatre ans plus tard, après une profonde dépression.
“Garder l’autre et se garder pour l’autre, c’est cela faire l’amour.”
Retrouvant non sans bonheur ses formules qui font mouche, on a envie de faire découvrir Ma moitié d’orange et de prendre ce bear de Bory dans les bras, de lui dire qu’il n’est pas que "l’ombre de Denise, petite bourgeoise rondouillarde à l’âme replète". Il assure quand même "croire à l’amour fou" qu’il voit d’abord comme un coup de foudre : “Garder l’autre et se garder pour l’autre, c’est cela faire l’amour.” Contre “l’assoupissement ronron”, ce pessimiste-optimiste qu’était Bory écrivait pour ces nombreuses “moitiés d’orange” qui lui ressemblaient et qu’il avait à cœur de défendre sans condition.
>> Ma moitié d’orange, de Jean-Louis Bory. Disponible chez Julliard et en poche chez Presses Pocket.
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