[Entretien à retrouver dans le têtu· du printemps] Avec son nouveau roman 95, Philippe Joanny livre sur l'année la plus sombre de l'épidémie de VIH/sida un document qui reste lumineux, retraçant cette année hécatombe à hauteur d'une bande de potes, des noms rayés dans le répertoire mais aussi des solidarités qui se mettent en place.
Après avoir raconté en 2019 son enfance parisienne et la découverte de son homosexualité au moment de l’arrivée du sida, le romancier Philippe Joanny savait qu’il ne pourrait pas faire l’impasse sur la suite, et notamment sur cette année douloureuse, que l’on découvre dans son nouveau livre, 95, publié chez Grasset. “Dans Comment tout a commencé, le narrateur a 13 ans et sait d’avance que sa vie le conduit vers ça. Son histoire est presque écrite avant qu’il ait pu avoir une première histoire d’amour, explique Philippe Joanny. En 1995, on est déjà dans ce qu’on a appelé la chronicisation du sida ; le virus est dans nos vies depuis une décennie, et c’est le moment le plus sombre de l’épidémie puisque les trithérapies n’arrivent que l’année suivante, en 1996.”
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Par le récit circonstancié de la semaine qui suivit la mort d’Alex, l’un des piliers de sa bande de potes de jeunesse, jusqu’à son enterrement, l’auteur offre à ceux que le sida a fauchés un printemps éternel, se souvenant de ce qui était au cœur de leurs vies : les amis, le sexe, la fête, dans une insouciance désespérée et salvatrice qui permettait de ne pas rester les yeux fixés dans ceux de la mort. “Il faut se protéger, savoir souffler, maintenir la peur à distance, écrit-il. Et puisque tout est perdu, il n’y a plus rien à perdre, il faut donc vivre le plus librement possible. Se foutre du regard des autres. Abandonner toute ambition. Se détacher.”
Attablé à une terrasse du Marais en face du BHV, Philippe Joanny remue ses souvenirs de l’époque : “Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à ce moment-là, ce qui nous arrive n’a aucun sens. On a 22, 23 ans… Et quelle raison y a-t-il à poursuivre des études, à construire un plan de carrière ou de vie alors que tu vas peut-être mourir très vite comme tous tes amis, avant même d’être adulte, dans une ville et un pays qui nous a abandonnés ? Nous ne sommes pas dans une marge de la société, plutôt dans ses abysses.”
Jeunesse fauchée par le sida
Face à cette perte de sens, le quartier a joué le rôle, majeur, de phare : “Il n’y avait pas encore internet ni de téléphone portable, on ne pouvait avoir les gens qu’en direct ou laisser un message sur leur répondeur – que seuls certains pouvaient interroger à distance. C’est donc ici, dans le Marais, qu’on appelait « le ghetto », qu’on se retrouvait. Dans les années 1980 et 1990, les bars tenaient un rôle primordial dans la communauté, ils permettaient de tisser le lien social. On savait que tous les jours, à la même heure, on allait retrouver ses amis au Swing, au Central, au Quetzal… La plupart des garçons venaient de province, et ce quartier était notre point d’ancrage, notre territoire.” Une famille choisie et un point d’amarrage des solidarités, comme se souvient le personnage de Gaby dans le livre : “Tous nos copains mouraient. Il faut s’imaginer le truc, putain, chaque semaine on rayait un nom de notre carnet d’adresses ! Comme ça pendant deux ans, ou trois, peut-être quatre, je ne sais plus. C’était délirant. Je ne sais pas comment on a fait pour tenir, heureusement qu’on était ensemble parce que c’était hyper abominable.”
“Il y a ceux qui l’ont chopé et ceux qui jusque-là ont réussi à y échapper, mais au bout du compte on est tous concernés.”
"95", de Philippe Joanny
“Le sida a emporté tout le monde dans la même tragédie”, confie l’écrivain, qui pour retracer cette semaine concentrée d’émotions, de mort et de vie, convoque dans son roman les témoignages du reste de la bande. Philippe Joanny se souvient de l’origine de cette démarche, il y a déjà plus de vingt-cinq ans : “En 1998, j’ai rencontré Guillaume Dustan, et lorsqu’il a annoncé, à l’été, qu’il allait diriger sa propre collection aux éditions Balland, autour de lui on s’est tous mis à se demander quel livre on pouvait lui proposer. Je tenais un journal depuis longtemps dans lequel j’avais déjà consigné cette semaine que je raconte dans 95. Certains épisodes de ta vie te questionnent après les avoir traversés. J’avais pris des notes, brèves, factuelles, et les entretiens que je retranscris dans le livre, je les ai menés en 2000, recueillant les témoignages et les points de vue de ceux qui, avec moi, avaient vécu cette semaine folle. Les trois quarts d’entre eux sont morts depuis.”
Comme 120 Battements par minute au cinéma, 95 fera date pour nos mémoires, dans la transmission aux générations suivantes de cette époque qui peu à peu s’éloigne. Mais pas seulement. “Raconter cette histoire, pour moi, relevait du devoir de mémoire, explique Philippe Joanny. Pendant un moment, j’ai pensé appeler le livre Puisque c’était la fin. Ç’aurait été un beau titre. Je n’y ai pas pensé tout au long du travail, mais des lecteurs m’ont fait remarquer que 95 résonnait aussi avec la question actuelle du chemsex.” De fait, la crise du sida a amplement participé à élargir au sein de la communauté les failles dans lesquelles s’insinuent nos addictions. “Tous les copains se sont mis à la dope, tout Paris s’est mis à la dope !” s’exclame Gaby. Mais cette époque hécatombe aura aussi renforcé nos solidarités, comme quand Daniel Defert créa Aides. “Il y a ceux qui l’ont chopé et ceux qui jusque-là ont réussi à y échapper, mais au bout du compte on est tous concernés”, résume 95, à la fois roman, document, et tombeau lumineux. ·
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Photographie : Linda Trime pour têtu·