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cinéma"J’aime la beauté de la faune queer la nuit" : Patric Chiha pour "La Bête dans la jungle"

Par Franck Finance-Madureira le 16/08/2023
"La bête dans la jungle"

Pour son deuxième film de fiction, La Bête dans la jungle, librement adapté d'une nouvelle de Henry James, Patric Chiha nous emmène dans une immense boîte de nuit où un homme et une femme, Anaïs Demoustier et Tom Mercier, vivent un huis clos de 25 ans. Rencontre avec le réalisateur.

Un club et une nuit qui n’en finit pas. Pendant 25 ans, May (Anaïs Demoustier) et John (Tom Mercier) vont passer leurs nuits ensemble à attendre un événement mystérieux, au fil des mouvements musicaux (disco, techno, électro…) et des actualités qui bouleversent le monde autour d’eux, de 1979 à 2004. Avec La Bête dans la jungle, le réalisateur suisse Patric Chiha revient à la fiction, après ses deux magnifiques documentaires Brothers of the night et Si c’était de l’amour. Il nous raconte son envie d’adapter ce roman d’Henry James, ses choix de casting et le regard queer qui circule dans ce film aux allures de traité philosophique et sensoriel du club.

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Qu’est-ce qui t’a amené à ce roman d’Henry James qui date de 1903 ? 

Patric Chiha : Je l’ai lu il y a dix ou douze ans et, immédiatement et sans savoir pourquoi, j’y voyais la promesse d’un film. J’aime la clarté et le mystère du roman. J’ai laissé ça mûrir en moi mais je n’étais pas vraiment intéressé par l’époque du roman, le XIXe siècle anglais finissant. Un jour, j’ai compris que je pouvais le transposer et le mettre en scène dans une boîte sous forme de huis-clos. Je suis tombé amoureux de cette image. L’idée du club m’a permis d’avancer et d’imaginer ce monde au bord du fantastique.

Cela permettait aussi de marquer le temps, de raconter ces 25 ans qui passent ?

Oui, dans un club le temps se vit d’une certaine manière, c’est un temps non-productif, qui file sous les doigts. Et on a la même sensation que dans le roman, cela peut être une nuit comme 25 ans. C’est un endroit réel où nous jouons la vie. Il y a quelque chose de gratuit qui semble le cœur de la vie et, au petit matin, il y a une sensation de perte de temps.

On parle souvent du club comme d’un endroit superficiel, mais tu vas contre cette idée reçue

Oui, parce que d’un côté je m’intéresse toujours en premier lieu à questionner la surface et les clichés : ici les robes, les costumes, les lumières, les signes extérieurs. Et par ailleurs, en club, les émotions sont démultipliées, plus fortes, plus soulignées. Il y a quelque chose de naturellement dramatique dans la nuit, comme sur une scène de théâtre. On est au bord du faux, même si au bout du faux on en arrive à la nudité des êtres et de leurs émotions. C’est une expérience qu’on connaît, qu’on éprouve et qu’on observe quand on va en club.

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Comment as-tu pensé ce duo Anaïs Demoustier/Tom Mercier ? 

Avec mes co-scénaristes, nous sommes vraiment tombés amoureux de ces personnages et j’espère qu’on a réussi à faire partager notre amour dans le film. Elle, May, joyeuse, exubérante, toujours prête au risque et lui, John, incapable de vivre car dans l’attente d’autre chose, plus dans le fantasme que dans la réalité. Leur antagonisme est total et, en même temps, je les vois comme des frère et sœur d’armes, deux guerriers du rêve. Ils refusent les compromis de la vie, ils sont un peu puérils et cela me touche. Pour trouver les comédiens, cela a été assez long. J’ai vu Anaïs Demoustier dans les films de Guédiguian (La Villa, Gloria Mundi), j’ai été subjugué par son étrange froideur dans ces rôles. On s’est rencontré et on s’est tout de suite compris. Tom Mercier m’avait bien sûr beaucoup plus dans Synonymes et j’aimais l’étrangeté de son accent, son côté étranger [le comédien est israélien]. Il est un peu hors de toute identité fixe, il a une forme innocente de folie et un côté très physique. Cela a aussi été une vraie rencontre entre eux, entre deux comédiens qui s’observaient travailler. Les scènes ne sont pas très narratives, on parle plus d’états, cela leur a permis de se sentir très libres.

Pour incarner à la fois la physionomiste du club et la narratrice du film, tu as choisi Béatrice Dalle…

Elle jouait dans Domaine, mon premier film en 2009, qui est actuellement restauré en 4K. Ce personnage de physionomiste a été écrit pour elle, sur mesure. J’adore ce qu’elle lui donne. Son visage me bouleverse, on sent que ça pense beaucoup à l’intérieur mais on ne sait jamais si elle est maléfique ou généreuse. Elle dit dans le film "Je sais lire les visages, c’est mon métier", et on ne sait pas ce qu’elle y lit. Elle a une vraie intelligence du cinéma, son personnage est un peu la metteuse en scène du club, elle donne le tempo.

On parle beaucoup du regard genré au cinéma, du male gaze et du female gaze. Dans le film, il y a une espèce de queer gaze, un regard queer…

Je ne peux pas le dire moi-même parce que c’est sans doute ma façon de regarder le monde, c’est mon point de vue naturel. Le film est programmé notamment dans des festivals queers et il y a quelque chose de moins évident pour le public qu’avec mes deux derniers films. Pour moi le queer, ce n’est pas une grille de lecture fixe, c’est avant tout la fluidité, l’invention de soi. Et puis, le couple du film est étrange, se met en marge de la société volontairement. Et il y a ceux qu’ils regardent. C’était très important que, dans le club, les identités soient multiples et fluides, on peut suivre les années en fonction des costumes mais les corps sont ceux d’aujourd’hui. Je ne voulais pas une reconstitution de l’ordre du musée Grévin. J’aime la beauté de la faune queer de la nuit qui peuple le film.

Qu’est-ce que toi tu vois dans la quête métaphysique que raconte le film ? 

Comme pour mes documentaires, c’est parce qu’il se passe quelque chose que je n’arrive pas à nommer ou à comprendre que l’envie de cinéma vient. Ce qui a l’air d’être simple, un couple tente d’échapper au temps mais celui-ci les rattrape, évoque l’envie d’absolu qui nous fait passer à coté du réel, et de nos relations amoureuses. Mais il y a là quelque chose qui nous échappe, un paradoxe. 

Le film évoque aussi toute une mythologie du club, l’attachement à des lieux qu’on a pu connaître dans les années 90 dans la communauté queer, c’était important pour toi de raconter aussi ça ?

Oui, évidemment ! Le club n’est pas un décor comme la foule n’est pas de la figuration. Je disais toujours aux danseurs qu’ils étaient les stars du film, qu’il y aurait plein de gros plans. Donc tout le monde était pleinement là. Et le club a été dur à trouver. On s’est posé la question de prendre un vrai club mythique et de raconter son histoire mais aucun n’a tenu sur 25 ans… Ma culture de club c’était le Gay Tea Dance au Palace ou le Queen, Amsterdam, Berlin, Le Heaven à Londres. Le lieu dans lequel nous avons tourné ne change que par petits détails au fil des années, c’est la lumière qui le fait évoluer. Chaque époque à sa texture, sa couleur. Chacun peut repenser à son club préféré. Et puis nous avons tourné de vraies fêtes, il y a une part de documentaire, des couples se sont formés, des attirances se sont créées. 

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Crédits photos : Les Films du Losange