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cinéma"Cruising" avec Al Pacino : du scandale au statut de film culte

Par Nicolas Scheffer le 11/09/2023
"Cruising", réalisé en 1979

[Article à retrouver dans le têtu· de l'automne disponible en kiosques] Vivement critiqué lors de sa sortie à la fin des années 70, Cruising est peu à peu devenu un film culte. Al Pacino y joue un policier new-yorkais chargé d'enquêter dans le milieu de la nuit gay.

Été de canicule en 1979, le journaliste Arthur Bell lance l’alerte après avoir lu des extraits du script de Cruising (sorti en France sous le titre La Chasse), alors en cours de tournage. Pourtant inspirateur de l’intrigue, il juge homophobe le film de William Friedkin, également réalisateur de L’Exorciste ou de French Connection, mort le 7 août dernier. Cruising s’annonce comme le film le plus accablant, insultant et sectaire jamais réalisé sur l’homosexualité. J’implore les lecteurs, gays, hétérosexuels, libéraux, radicaux, athées, communistes, peu importe, de rendre à William Friedkin et à son équipe la vie impossible dès que vous le verrez tourner dans votre quartier”, écrit Arthur Bell dans The Village Voice, hebdomadaire new-yorkais de gauche.

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Dix ans après les émeutes de Stonewall, des centaines de gays manifestent devant le plateau du film, harcèlent les équipes municipales pour demander la révocation de l’autorisation de tournage, menacent les comédiens, les techniciens et surtout des figurants gays, sur lesquels sont jetées des pierres ou des bouteilles. C’est la première fois qu’une manifestation a lieu contre un film qui n’est même pas encore projeté.

Les nuits gays 70's de New York

Cruising nous plonge dans le New York de la fin des années 1970, peu de temps avant l’épidémie de sida. Des gays adeptes de rencontres en plein air, de clubs sado-maso et de backrooms sont la cible d’un meurtrier. Steve Burns, joué par Al Pacino, un policier ambitieux attiré par la criminelle, est chargé de s’infiltrer dans les bars SM (et ligoté cul nu dans une séance de bondage), à la recherche d’indices lui permettant de remonter la trace du tueur en série. Avec la précision d’un documentaire (le bandana vert dans la poche gauche de ton jean : tu tapines, à droite : tu paies ; bandana jaune à gauche : tu pisses sur ton partenaire, à droite : tu te fais arroser…), William Friedkin décrit, sans jugement mais sans détour, les nuits moites, cuir-moustache et jockstrap des sous-sols de New York.

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Les manifestants de 1979 y voient un tableau racoleur faisant passer les lieux gays pour des lupanars et les homos pour des dépravés, au risque d’attiser les agressions homophobes. “Les hommes gays sont présentés de manière unilatérale comme des accros au sexe déments, comme les victimes vulnérables de la violence et de la mort. Ce n’est pas un film sur la manière dont nous vivons mais sur pourquoi on devrait nous tuer”, tranche Arthur Bell, avec un argument paradoxalement homophobe. Le débat est âpre au sein de son journal. Richard Goldstein répond à son collègue : “Peut-on déterminer le sens complet d’une œuvre par son simple script ? Empêcher la production affectera également tous les autres films. Quels seront les effets à long terme ? Des associations demanderont-elles de lire les scripts avant les tournages ? Un tel argument pourra-t-il être rétorqué à un film sur les hétéros par un réalisateur homo ? Devrons-nous déterminer l’expression artistique par consentement populaire ?

Une métaphore de l'homophobie intériorisée

Le temps a donné raison à Cruising, au point que l’on regrette les 40 minutes de scènes coupées au montage pour échapper au classement X. Vu depuis le XXIe siècle et sa décennie de représentation gay dans la culture mainstream, le portrait ne peut évidemment pas être pris comme une représentation exhaustive de la vie quotidienne des homos. Cette dimension évacuée, on peut se concentrer sur le message – équivoque – du film. Les militants auraient aimé un film engagé sur la persécution des gays à cette époque, ce n’est pas le cas, malgré la description d’une police qui abuse de son autorité. Ils auraient souhaité une ode à une vie homosexuelle “normale”, semblable à celle des hétéros, il n’en est rien. On voit plutôt dans les nombreuses ellipses qui composent cette enquête une métaphore de l’homophobie intériorisée, et de ses répercussions les plus extrêmes. Et si le grain de la pellicule a légèrement vieilli, la description de l’attirance-répulsion enfermant de nombreux homos et des confusions du chemin initiatique n’ont pas pris une ride. Le film prend donc aujourd’hui une valeur patrimoniale, en faisant revivre un monde (de cul) perdu par l’épidémie de sida.

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