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livreLuttes intersexes : "Rompre le silence a été quelque chose de très important"

Par Laure Dasinieres le 31/10/2023
Drapeau intersexe

À l’occasion de la parution du livre Intersexes : du pouvoir médical à l’autodétermination, interview croisée avec son autrice, la sociologue Michal Raz, et Loé Petit, activiste et chercheur·e intersexe, qui signe la préface du livre. 

Longtemps invisibles, les témoignages des personnes intersexes révélant des chirurgies non consenties, répétées et mutilantes ainsi que des violences psychiques et physiques, se sont multipliés depuis les années 90. Des prises de parole essentielles, de telle sorte qu'elles sont un outil de lutte et de prise de pouvoir.

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Dans son livre Intersexes : du pouvoir médical à l’autodétermination qui vient de sortir aux Éditions Le Cavalier Bleu, la sociologue Michal Raz revient sur l’histoire des personnes intersexes et sur la force de leurs témoignages à travers les décennies. Rencontre croisée avec la chercheuse et Loé Petit, qui a confondé le Collectif intersexe activiste – OII France (auquel sont versés les droits d’auteures) ainsi que le Réseau francophone de recherche sur l’intersexuation (Réfri).

Vous documentez dans votre livre l’invisibilisation, voire la volonté d’éradication de l’intersexuation dans les années 50-70. Que sait-on de la médicalisation des personnes intersexes au XIXe siècle et au début du XXe siècle ? 

Michal Raz : La médicalisation et les interventions non consenties sur les corps des personnes intersexes – dites de "normalisation" –, et les traitements hormonaux ont commencé à la fin XIXᵉ siècle, mais de façon assez modeste parce que les capacités médicales d'intervention n'étaient pas réellement en place. Avant les années 1950-60, les corps, notamment ceux des enfants et des bébés n'étaient pas aussi scrutés à la naissance. Il n'y avait pas cette volonté de savoir et de normaliser les corps, particulièrement ceux des mineur·es y compris sur la question des caractéristiques sexuelles.

Loé Petit : Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, des personnes intersexes subissaient ou se résignaient à subir des interventions chirurgicales. Il y a aussi quelques cas d’enfants mais c’est vraiment très rare et sujet à de gros débats. Par exemple, au XIXe siècle, un médecin était intervenu sur une enfant et nombreux sont ses confrères à lui avoir dit qu’il s’agissait d’actes barbares.

Quels documents avez-vous rassemblés pour témoigner de cette époque ?

Loé Petit : De nombreuses sources concernant les personnes intersexes, dites alors "hermaphrodites", nous sont parvenues. C’est toute une littérature médicale qui en parle, qui raconte des cas et des vécus. On retrouve aussi des procès de personnes font des demandes en nullité de mariage à une époque où le divorce est difficile ainsi que des articles de presse généraliste relatifs à personnes qui demandent des changements d’état civil. Et, il y a aussi les mémoires d’Herculine Barbin ou celles de Clémentine Delait, la fameuse "femme à barbe". En somme, les personnes intersexes du XIXe sont loin d’être invisibles – même si les sources dont nous disposons aujourd’hui proviennent le plus souvent des autorités médicales ou judiciaires. Malgré cet effet de filtre, on peut en déduire que les personnes intersexes du XIXe vivaient très bien, sans intervention et sans problème, contrairement à ce qu'ont fait croire les médecins dans les années 50.

Justement, il y a une vraie rupture dans les années 50 avec la généralisation d’un paradigme interventionniste...

Michal Raz : En effet, C’est le paradigme dit de Johns Hopkins (du nom d’un hôpital américain qui prenait en charge les enfants intersexes, ndlr) qui marque une rupture : le corps médical a dès lors considéré qu'il était non seulement légitime, mais aussi nécessaire d'intervenir très tôt, dans les premières années de vie d'un enfant pour transformer son corps sans consentement. 

Loé Petit : Le paradigme de Johns Hopkins intervient à un moment où il y a une légitimation des interventions par la psychologie, légitimation qui n’existait pas auparavant parce que l’intersexuation ne pose pas de problèmes de santé. Le psychologue John Money, avec tout un argumentaire homophobe et transphobe, introduit l’idée selon laquelle les personnes intersexes auraient besoin, pour se développer dans un genre, d'avoir un corps qui correspond à des normes. Il crée alors une vraie terreur de la non-conformité de genre qui va contribuer à motiver les mutilations pratiquées encore aujourd’hui.

Ce paradigme est aussi celui de la culture du secret et de l’effacement des personnes intersexes… 

Michal Raz : Tout à fait. On disait aux parents qu'il ne fallait pas parler de l’intersexuation de leur enfant et des interventions subies, qu’il fallait garder ça secret et mentir à l'enfant sur ce qu'il ou elle a vécu dans les hôpitaux.

Loé Petit : Avec les années 50, il y a vraiment une culture du secret et de l'éradication de l’intersexuation puisque l’on ment aux enfants. Il y a ainsi, entre les années 50 et 70, une période creuse en termes de témoignages puisque cela correspond au temps entre la mise en place des protocoles et le moment où une certaine partie des enfants intersexes sont arrivé·es à l'âge adulte et ont commencé à se mobiliser.

Michal Raz : C’est vraiment à partir des années 80-90 que l’on voit émerger des témoignages directs de personnes intersexes qui racontent leur vécu, alors que dans les années 60-70, ces mêmes personnes étaient vues uniquement comme des cas cliniques. 

Comment cette parole s’est-elle libérée ?

Loé Petit : Il y a eu d’abord des associations de patients dans lesquelles les personnes pouvaient se rencontrer, parler de leurs variations et donc aussi potentiellement de leur vie. Mais ce n'était pas une approche de l’intersexuation au sens politique du terme. Puis, dans les années années 90, essentiellement, et 2000, on a assisté à une accélération des productions : de plus en plus de personnes ont pu parler de leurs vécus, que ce soit dans des ouvrages publiés mais aussi et surtout dans des fanzines, des blogs, des interviews ainsi que sur les réseaux sociaux. Elles ont trouvé dans ces réseaux sociaux un espace pour dire cette expérience commune de la pathologisation, de la stigmatisation, du tabou, et pour exprimer ce qui leur est arrivé, comment elles le vivent, etc. Rompre le silence a été quelque chose de très important. 

Michal Raz : Ces prises de parole ont été d’autant plus importantes que dans une culture du tabou autour de l’intersexuation et d’une forme de pathologisation, le corps médical disait aux personnes concernées qu’elles étaient uniques au monde, qu’il n’y avait personne comme elles. Tous ces témoignages sont venus leur montrer le contraire et leur donner des représentations afin de pouvoir s’identifier. 

C’est à partir de là que se structurent les luttes intersexes. Quelles sont les connexions avec le mouvement LGBT ?

Loé Petit : Dès la création, en 1993, de l'Intersex Society of North America (Isna), la première organisation intersexe au sens politique du terme, il existe une très forte connexion politique avec la communauté LGBT, qui perdure encore aujourd’hui. Le fanzine de l'Isna circule dans la communauté. En 1996, lors d’un rassemblement devant le congrès de l'Association américaine de pédiatrie, on voit des personnes de l’Isna brandir des pancartes "Silence = mort", qui est un des slogans d’Act Up. Les influences sont très claires et les mouvements inter sont soutenus par les groupes trans. On retrouve aussi des connexions avec les mouvements handi concernant les questions de pouvoir médical et d’autodétermination.

Cette question de l’autodétermination reste au centre des luttes intersexes aujourd’hui mais la situation en France semble bloquée…

Loé Petit : Oui. Nous sommes dans une situation ahurissante où l'ensemble des institutions de défense des droits humains a pris position pour le droit à l'autodétermination des personnes intersexes, le droit à l'intégrité physique et sexuelle des personnes intersexes, l'arrêt des mutilations, etc. Mais il y a, en France, un effet de bulle, j'ai même envie de dire "de bunker", de la part du côté du corps médical où les pratiques ne changent pas. Les centres de référence en France sont très hostiles au changement et font du lobbying contre les avancées pour l’autodétermination et contre les mutilations des personnes intersexes. La loi interdit les mutilations sauf en cas de nécessité médicale. Or, cette nécessité médicale est définie par les médecins qui sont juges et parties et qui s’auto-évaluent. Pour eux, les interventions sont des nécessités médicales alors même que le Conseil d’État dit le contraire tout comme les personnes intersexes.

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Illustration à la Pride 2020 de Paris - crédit : Amaury Cornu / Hans Lucas via AFP