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histoireDe Radiguet à Jean Marais, les amours de Cocteau

Par Morgan Crochet le 21/12/2023
Jean Cocteau et Édouard Dermit

[Article à lire dans le têtu· de l'hiver en kiosques ou sur abonnement] Il les aima, les collectionna, les choisit jeunes, beaux et bien faits. Auteur en 1927 du Livre blanc, récit ayant marqué plusieurs générations d’hommes gays, le poète français Jean Cocteau est mort il y a 60 ans cette année, après une vie consacrée à célébrer ses amours homosexuelles.

Vous connaissez, peut-être même sans le savoir, ses dessins de corps alanguis, ses têtes bouclées d’anges aux moues boudeuses ou de marins aux glands arrondis capuchonnés, quand des voiles ne recouvrent pas, autant qu’ils les épousent, les lignes de leurs sexes soudainement enflés. L’écrivain-poète Jean Cocteau, né en 1889 dans la bourgeoisie parisienne, a vécu son homosexualité au grand jour dès la première moitié du XXe siècle, qui vit ses textes, comme son trait naïf, sublimer la beauté masculine. “Je ne suis ni dessinateur ni peintre, déclarait-il. Mes dessins sont de l’écriture dénouée et renouée autrement.” Éternel amoureux à l’âme d’un Pygmalion, l’auteur a partagé sa légende avec nombre de ses amants, Eurydices en pagaille que ce grand admirateur du mythe d’Orphée n’aura eu de cesse de célébrer, jusqu’à sa disparition dans les bras d’un joli Vosgien extrait des mines de Lorraine.

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Son penchant pour les hommes, Jean Cocteau l’éprouve dès l’enfance, au collège, à travers Pierre Dargelos, l’un de ses camarades. Amour fantasmé, il se retrouve tout au long de l’œuvre du poète dont le désir, et l’imaginaire qui en découle, semble avoir pris sa source dans ces poils noirs surmontant des chaussettes d’écolier. “Un des élèves, Dargelos, jouissait d’un grand prestige à cause d’une virilité très au-dessus de son âge, écrit-il en 1927 dans Le Livre blanc, œuvre poétique et sulfureuse qu’il fit d’abord paraître anonymement. (…) Je revois sa peau brune. À ses culottes très courtes et à ses chaussettes retombant sur ses chevilles, on le devinait fier de ses jambes. Nous portions tous des culottes courtes, mais à cause de ses jambes d’homme, seul Dargelos avait les jambes nues.”

Bromance littéraire avec Radiguet

A-t-il pris Raymond Radiguet, 15 ans lors de leur rencontre, au sortir de la Première Guerre, pour un écho de ce garçon frondeur et velu ? Cocteau, qui approche de la trentaine, tombe en admiration devant cet arriviste précoce arborant monocle et canne de marche. Si l’on connaît du personnage, narcisse hétéro conscient de l’attrait qu’il exerce sur les deux sexes, les conquêtes féminines, il noua avec l’écrivain une amitié amoureuse, sorte de bromance avant l’heure qui les a vus tour à tour maître et élève l’un de l’autre. Ils écrivent de concert Le Diable au corps, chef-d’œuvre de Radiguet, et Le Grand Écart, récit considéré par Cocteau comme “les confessions d’un enfant du siècle”, que les critiques de l’époque n’ont de cesse de rapprocher, et pour cause. “J’allais avec lui au Piquey, au bord du bassin d’Arcachon, et je l’obligeais à écrire parce qu’il était à la fois un vieux sage chinois et un mauvais élève qui se sauvait par la fenêtre pour ne pas finir ses devoirs. C’est très compliqué d’expliquer les mécanismes de Radiguet qui était vraiment une grande usine de cristal, et qu’il alimentait d’alcool. De beaucoup d’alcool”, déclare le poète dans un documentaire, Les Heures chaudes de Montparnasse, en 1960. Les deux hommes récidivent ensuite pour Thomas l’imposteur et Le Bal du comte d’Orgel, un dernier roman publié à titre posthume en 1924, Radiguet ayant été emporté par une fièvre typhoïde l’année précédente.

Après la disparition de ce premier amour, Cocteau sombre et s’abîme dans l’opium. Plus que Dargelos, c’est désormais Radiguet, et leur complicité artistique et intellectuelle, qu’il n’aura de cesse de rechercher. Et qu’il pense trouver dans la figure d’un marin de 20 ans qu’il voit s’avancer vers lui en souriant sur le port de Toulon, cette “charmante Sodome”. Le jeune homme – Jean Desbordes – lui a déjà écrit plusieurs lettres, mais surtout envoyé ses textes, encouragé par le poète. Originaire de Rupt-sur-Moselle, dans l’est de la France, il est fasciné par son aîné, qui va se jeter à corps perdu dans cette relation nouvelle, et inespérée. Seulement Desbordes n’est pas Radiguet, et son premier livre, J’adore, en 1928, est copieusement ignoré par la critique. Rapidement, la jalousie, la drogue, et peut-être, déjà, une certaine forme de lassitude, ont raison de leur histoire, qui, vouée à les porter l’un et l’autre au pinacle de la société littéraire de l’entre-deux-guerres, n’a hélas pas tenu ses promesses.

"L’amitié de Marcel me paraissait un rêve. Son amour m’a bouleversé de fond en comble.”

“Marcel est arrivé au moment où je ne prévoyais que le suicide… L’amitié de Marcel me paraissait un rêve. Son amour m’a bouleversé de fond en comble…” Ces mots sont adressés par Cocteau à la maîtresse de son nouvel amant, alors que sa relation avec Desbordes touche à sa fin. Le jeune homme en question, Mustapha Marcel Khelilou ben Abdelkader, dit Marcel Khil, rencontre Cocteau à la Seyne-sur-Mer en 1932, à l’âge de 21 ans. Athlétique, séducteur et débordant d’énergie, le garçon subjugue le poète, qui se jette à corps perdu dans cette histoire vouée à l’échec. Marcel n’a ni le talent littéraire des précédents amants de Cocteau, ni le charisme du comédien Jean Marais, qui ne tardera pas à l’évincer. On retient de Khill son personnage de Passe-partout dans Mon Premier Voyage, tour du monde en 80 jours, en 1936, alors que les deux hommes partent sur les traces de Phileas Fogg, le héros de Jules Verne. Si Cocteau, qui veille jalousement sur son amant, est heureux de voyager seul avec lui loin des tentations de la vie parisienne, le charme de cette nouvelle relation s’estompe à leur retour, alors que son compagnon multiplie les conquêtes féminines. Minés par leurs différences de caractère, qui éreinte leur passion, à la fois tendre et violente, tous deux se séparent à la fin des années 1930.

Les Jean qui s’aiment

La rencontre de Cocteau avec Jean Marais, 24 ans, dont les traits semblent modelés par le poète en personne, sera déterminante pour les deux hommes. En 1937, l’auteur, dévasté par ses échecs amoureux, va trouver sous la crinière épaisse de ce jeune premier un camarade, une muse, et une bonne raison de lutter contre sa dépendance aux opioïdes. Un jour, alors qu’il débarque chez lui dans un état de nervosité extrême, Cocteau déclare sa flamme à son nouvel ami, qui y répond favorablement, par crainte de blesser et de détruire la fascination qu’il exerce sur une des personnalités les plus en vue de son époque. Un mensonge certes cruel, mais qui finit rapidement par se confondre avec ses sentiments.

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Jean Cocteau et Jean Marais, collection ChristopheL via AFP

Durant l’Occupation, Marais interprète en 1941 le double rôle des jumeaux Maxime et Pascal dans la pièce de Cocteau La Machine à écrire, vilipendée par la critique collaborationniste. Fou de rage, le comédien amoureux s’en prend au journaliste de l’hebdomadaire Je suis partout Alain Laubreaux, qu’il roue de coups. Persuadé que l’imprudent va se faire fusiller, Cocteau demande à Arno Breker, le sculpteur du Reich, proche d’Hitler, d’intercéder en sa faveur, ce qui le pousse à signer le 23 mai 1942 un “Salut à Breker”, qui lui sera longtemps reproché. La plume du poète est à l’époque toute entière au service de Marais, dont elle participe à écrire la légende, comme à lui sauver la vie.

“Le seul défaut que j’aie pu découvrir chez Jean Cocteau c’est qu’il me voyait paré de toutes les qualités que je n’avais pas.”

Dans leur appartement parisien, l’aîné glisse à son amant des poèmes sous la porte de sa chambre, début d’une correspondance qui ne cessera qu’à la mort de l’auteur et fera dire au comédien, lors de la publication des lettres qu’il a reçues : “Le seul défaut que j’aie pu découvrir chez Jean Cocteau c’est qu’il me voyait paré de toutes les qualités que je n’avais pas.” Marais l’amant, l’ami, la muse et le rôle-titre de son chef-d’œuvre baroque La Belle et la Bête, continuera d’interpréter et de mettre en scène, sa vie durant, l’œuvre de celui qui le révéla au public. À l’âge de 70 ans, en octobre 1983, il se confiera à Gai Pied : “L’autre jour, je pensais à ma vie. Au fond, c’est le théâtre, c’est d’essayer de continuer à servir Cocteau.”

Le dernier amour de Cocteau

En 1947, Édouard Dermit n’a que 22 ans lorsqu’il rencontre Cocteau, qui propose immédiatement à ce sublime mineur lorrain de s’installer dans sa maison de Milly-la-Forêt, dans l’Essonne. Dermit, qui connaît à peine son œuvre, saisit l’occasion, trop belle, de quitter sa région, et le rejoint six mois plus tard. Cocteau engage, dès 1950, des démarches afin de l’adopter pour lui fournir une protection – le mariage pour tous de l’époque. Si elles n’aboutissent pas, le poète fait tout de même du Vosgien son légataire universel, avant sa mort, survenue en 1963 à l’âge de 74 ans. Dermit, compagnon paisible au joli coup de pinceau, se marie avec une femme trois ans plus tard. Les prénoms de ses deux fils, Jean Cégeste et Stéphane Orphée, sont des hommages à l’amant disparu. En 1995, il est inhumé à ses côtés, dans la chapelle de Milly-la-Forêt.

Avec Édouard Dermit, dit Doudou, prend fin la liste des amours de Cocteau, aux pieds desquels il déposa sa vie, son talent, et combattu sa “difficulté d’être”, bien souvent aggravée par leur disparition précoce – en plus de la mort de Radiguet, Cocteau dut endurer celle de Marcel Khil survenue au front en juin 1940, et celle de Jean Desbordes, résistant torturé puis tué par la Gestapo en 1944. Bi heureux, ou bienheureux pédés, tous ses compagnons se sont inscrits dans l’œuvre éminemment gay de l’écrivain-poète, qui rayonne encore de leur mythique jeunesse.

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Crédits photos : Stringer / AFP