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histoireRécit : 100 ans avant le baiser Madonna-Britney, le patin scandaleux de Colette

Par Tessa Lanney le 28/12/2023
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[Article à lire dans le têtu· de l'hiver en kiosques ou sur abonnement] Madonna et Britney n'ont rien inventé avec leur baiser il y a vingt ans. En 1907 l'écrivaine Colette, dont on a commémoré cette année le cent-cinquantième anniversaire de la naissance, fait déjà scandale en embrassant sur scène son amante, Mathidle de Morny.

Ces derniers temps le tout-Paris n’a qu’une chose en tête, Reine d’Égypte, le prochain show du Moulin rouge, une parade nuptiale entre une momie et un égyptologue. Rien de bien excitant sur le papier, si ce n’est l’identité des interprètes, la romancière Colette et son amante, Mathilde “Missy” de Morny. Ça sent le scandale, et ça va gouiner fort. D’autant que l’écrivaine est définitivement la reine de ce jeu-là. Et si son best-seller Claudine à l’école paraissait un brin déluré, ce n’est rien par rapport à ce qu’elle donne sur scène. Au music-hall, Colette ne mime pas la sensualité, elle l’incarne. Et puis elle au moins ne se cache pas sous ces affreux bodies couleur chair… Déjà qu’il n’y a pas de texte dans les pantomimes, quel intérêt peut-on bien y trouver si ce n’est la vue d’un petit bout de peau ? Ça fait un an qu’elle se produit, et la regarder, c’est goûter à la liberté, à sa liberté : parce qu’elle s’en bat le clito, maîtrise la scène, irradie d’une confiance saisissante et ne donne jamais plus que ce qu’elle a décidé de donner… ou de prendre. Ma théorie, c’est que ce soir, au Moulin, tout le monde a un petit fantasme pour la domination.

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D’ailleurs personne n’est dupe, la foule a senti le parfum du scandale. Mais à vrai dire, c’est surtout la présence de Mathilde qui fait parler : fille du duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, elle est aussi l’ex-marquise de Belbeuf de par une précédente union. Déjà à l’époque, on l’appelait Monsieur le Marquis… Vous suivez ? Alors forcément, un nom pareil en haut de l’affiche, ça fait jaser. Surtout ici, avec de l’autre côté de la rue ce gros repère de goudous qu’est le Palmyr’s Bar. Avouons-le, voir Colette et Missy se tourner autour devant un parterre de vieux mecs coincés, on dit oui, d’autant que ça pourrait bien être l’événement lesbien de cette année 1907 !

Momies issues

Le cabaret est bondé. Du beau monde en plus : corsets et guêpières côtoient costumes de flanelle et redingotes. Les habitués –  des petits bonshommes ventripotents, mains croisées, venus se rincer l’œil – sont confortablement installés à des tables métalliques blanches qui ressemblent à des tulipes. Un gouffre les sépare de la foule compacte des détracteurs, qui se tiennent en retrait. Et les gaillards n’ont pas l’air commode. L’atmosphère est saturée d’électricité, et la tension est à son comble ! Je reconnais quelques visages familiers. Les Morny, bien sûr, sont venus en nombre, inquiets des répercussions des gouineries de Missy sur leur nom pas si illustre… Bonjour l’ambiance aux repas de famille. Leurs copains pompeux du Jockey club sont aussi de la partie : un ramassis de têtes de con à la mine pincée, mais déterminée. Ça pue l’embrouille.

Sur scène, les machinistes installent les derniers décors : un immense tapis oriental aux motifs symétriques usés recouvre le parquet, sur lequel est posée une chaise de bois sombre surmontée d’un dossier ridiculement disproportionné aux motifs sculptés ; des drapés amples suspendus à une toile peinte tente d’égayer le tout. Ah, une harpe interrompt les messes basses : le prélude d’Édouard Mathé, c’est le signal. Missy/Yssim fait son entrée dans son complet marron d’égyptologue, l’air grave. C’est rigolo quand on y pense. Certaines lesbiennes ont un type de femmes, mais Colette, elle, passe de la poule à l’ânesse sans pression. Ne s’est-elle pas tapée Natalie Clifford Barney, cette grande fem à la crinière flamboyante et à l’attitude de bad bitch ? Eh bien Missy, alias Oncle Max, c’est tout l’inverse : coupe en brosse, chapeau melon et vêtements masculins. Et si la première avait la trentaine, soit trois ans de moins que Colette, la seconde en a dix de plus qu’elle. Natalie, la maîtresse d’école un peu sévère ; Missy et son air presque maternel. Je suis sûre que Colette kifferait une réunion parent-prof avec ces deux-là.

Mathilde s’installe dans l’immense fauteuil, sans un regard pour le public. Le dos courbé, elle déchiffre un ancien manuscrit : sourcils froncés, yeux légèrement plissés, son visage laisse apparaître de petites rides d’intense concentration. Ou d’inquiétude sourde. Un mouvement de rideau et apparaît un sarcophage peinturluré recouvert de dorures et d’ornements bien kitsch. Le battant tremble, prêt à céder. Un, deux, trois, il s’ouvre ! découvrant une créature recouverte de bandelettes : Colette. Ça y est, j’ai officiellement des momies issues. Elle dodeline hors de sa prison dorée, balançant allègrement les hanches. Chaque mouvement déclenche de nouvelles constrictions, révélant par endroits sa peau rougeoyante compressée par les bandages trempés de sueur. L’affiche ne précisait pas “soirée bondage avec Colette”, si ? J’ai envie qu’elle me parle mal. Sans prêter attention à la foule haletante, elle plante son regard dans celui de son amante, dans un mélange de défi et de dédain. Le large trait de khôl qu’elle a étiré à l’extrême lui donne un regard de braise tout en imitant l’œil d’Horus. À cet instant, tout le théâtre rêve d’être à la place de Missy. Elle le sait, mais ne se dégonfle pas. Elle soutient le regard d’une Colette au sommet de sa puissance, magnifiée par un épais collier orné de perles et une couronne surmontée d’un soleil ailé, signe de royauté, qui la toise, un sourire aguicheur au coin des lèvres.

La colère des insipides

Les bas du front, un temps anesthésiés par la prestance du couple, se réveillent : les premiers sifflets fusent. Missy semble avoir rapetissé, les épaules rentrées, absorbées par son assise. Si frêle, si pâle, presque implorante. Se souvient-elle de la dernière fois qu’elle s’est retrouvée sur scène ? Elle avait dû remplacer un soir Georges Wague – éternel partenaire de Colette –, pour La Romanichelle. Qu’est-ce qu’elle s’était pris dans la gueule… “Vas-y, ma vieille Yssim, qu’ils lui lançaient. Prends-la ! Prends-la ! Mais prends-la donc !” À sa place, j’aurais bondi de sur la scène pour remettre ces pourceaux à leurs places. Sûrement voulait-elle faire bonne figure pour sa miss. Mais ce soir, les choses prennent une tout autre ampleur. Le brouhaha, qui jusque-là se concentrait dans le fond de la salle, court désormais sur les murs, roule sur le sol, enveloppe le public.

Une autre salve de sifflements accompagne Missy lorsqu’elle se lève. Les pieds enfoncés dans le sol, elle bombe le torse face à Colette ; mâchoires serrées, elle la menace de sa carrure imposante. Les rôles sont inversés. Les beuglements des Morny s’élèvent, qu’elle balaye d’un revers de la main, pour mieux saisir l’extrémité de la bandelette qui enserre sa meuf. Missy n’est pas un faire-valoir. D’une main ferme, elle tire, fait tournoyer Colette, une expression conquérante sur le visage. Les bras, les épaules de la prisonnière se dévoilent. De sa main libre, elle attrape la captive par les hanches, la fait basculer à la seule force du poignet. Et quand la poitrine de Colette s’offre enfin aux lumières du cabaret, l’ombre de Missy l’avale toute entière.

Une cacophonie sans nom s’empare de la salle. Ça hurle, ça mugit, ça meugle. Les vieux réacs vomissent leur haine dans une toux grasse ; les jeunes braillent comme des chiards ; la horde se bouscule. Poussée par la foule aux pieds de la scène, je suis assez près pour lire la panique dans les yeux des actrices. “Tiens bon, Missy”, lâche Colette en agrippant les épaules de “mon velours”, comme elle l’appelle. “Je t’aime”, lui glisse-t-elle à l’oreille en attrapant sa nuque. Missy enserre de ses mains le corps menu de Colette, qui l’embrasse avec fureur. C’est ça la passion lesbienne !

Leurs détracteurs crient dans le vent. Leur bile n’atteint déjà plus les deux amantes, concentrées sur leur étreinte. Dans leur rage d’être ainsi ignorés, les vieux gars mal baisés se déchaînent et lancent épluchures d’oranges, gousses d’ail… Leur niveau de civilisation dépassant tout juste celui des chimpanzés, on se réjouit qu’ils n’aient pas pensé à balancer leurs propres excréments. C’est évidemment le moment que choisit Willy, l’ex-mari de Colette, pour se la jouer attention whore. “Bravo !” crie le pathétique aigle chauve dans sa tentative désespérée de dominer la foule, qui le traite de “cocu”. Non content d’avoir pompé le talent de son épouse et d’en avoir récolté les lauriers (et les deniers), il ramène sa gueule alors même qu’elle est tranquille en train de pécho sa zouz. Le beurre, l’argent du beurre, le cul de la crémière, et pourquoi pas celui de sa go au passage. Trop tard, Colette et Missy ont déjà évacué la scène, laissant les rageux rager.

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Crédit photo : Léopold-Émile Reutlinger