[Article à lire dans le têtu· de l'hiver en kiosques ou sur abonnement] Réalisateur du premier film gay américain, provocateur sataniste et masochiste, Kenneth Anger est mort en mai 2023.
Des marins, musclés et virils, tout habillés de blanc à la mode de l’US Navy de l’époque, exhibent leurs corps devant un personnage principal fasciné. Mais le matelot est joueur et violent, ça commence par une claque, ça continue par toute la troupe qui frappe en même temps. Le héros a le visage ensanglanté, semble hurler au rythme des coups de chaîne. Et vient l’extase : du lait lave le sang de son visage et de son corps, un feu d’artifice éclate. On est en 1947, et Kenneth Anger, 20 ans, vient de réaliser Fireworks, le premier film fondamentalement gay des États-Unis alors que l’homosexualité y est encore interdite, ce qui lui vaut d’ailleurs d’être arrêté pour “obscénité”. En quelques dizaines de courts-métrages, parfois inachevés, certains perdus, tous expérimentaux et sans paroles, le cinéaste a continué d’explorer jusqu’en 2010 ce goût pour les hommes et la violence.
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En 1963, il réalise Scorpio Rising – peut-être son film le plus célèbre et le plus influent, qui aurait inspiré Gus Van Sant, Martin Scorcese, John Waters et toute l’industrie du clip vidéo –, une ode aux bikers, à leurs pognes pleines de cambouis et à leurs tenues de cuir noir. Kenneth Anger aime les marins et les motards, aime ces mains épaisses propres à casser des gueules, ces rictus provocants, menaçants de désir. Mais le cinéaste n’essaye jamais de romantiser cette violence ; ces masculinités sont désirées parce que dangereuses, les pulsions de mort sont acceptées, célébrées. Dans Scorpio Rising, un squelette surplombe la scène, plus tard on aperçoit comme un autel à la gloire de James Dean, sex-symbol des années 1950 décédé à 24 ans dans un accident de la route. La mort est partout chez Kenneth Anger, et accompagne à merveille ses envies masochistes et fétichistes.
Et hors de question pour lui de s’excuser, de chercher quelconque normalité : la provocation est un style de vie. Tatoué d’un immense “Lucifer” sur la poitrine, il truffe ses œuvres de références à l’ésotérisme le plus sombre et s’affirme d’ailleurs disciple d’Aleister Crowley, un occultiste anglais ouvertement libertin, bisexuel et drogué, dont les aventures défrayèrent la chronique au début du XXe siècle. Invocation of my Demon Brother, réalisé en 1969, où Kenneth Anger interprète un mage fou brandissant une croix gammée, sur fond de musique minimaliste parfaitement angoissante, se regarde comme une messe noire sous LSD. Satan y est joué par Anton Lavey, le fondateur de l’Église de Satan (un ami), et Lucifer par Bobby Beausoleil, plus tard condamné à mort (puis à la perpétuité) pour son implication dans les crimes de Charles Manson. Kenneth Anger lui proposa d’ailleurs de composer depuis sa cellule la bande-son de Lucifer Rising, réalisé durant les années 1970. Partageant sa passion pour l’ésotérisme, Mick Jagger, des Rolling Stones, et Jimmy Page, de Led Zeppellin, lui composent des musiques. S’étonnera-t-on que les Sex Pistols aient projeté des images de ses films lors d’un concert ?
Kenneth Anger, un autre cinéma
“Enfant, mon passe-temps était de visiter les cimetières, et d’y chercher les dernières demeures de mes héros, ces visages fabuleux du Hollywood des années 1920 qui avaient « disparu »”, raconte Kenneth Anger dans Hollywood Babylone II. Énième provocation et peut-être celle qui le fit le plus connaître auprès du grand public, cet ouvrage en deux volumes (l’Église de Scientologie aurait empêché la parution du troisième) est une compilation des ragots d’un autre temps que lui aurait entre autres raconté sa vieille mère, révélant les morts suspectes, la sexualité savoureuse et les frasques foisonnantes des stars de l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1970. Kenneth Anger n’a peur de rien et ose tout : entre deux affirmations plus que contestables, il glisse des photographies de cadavres de stars mortes violemment ou suicidées.
Aujourd’hui, ces provocations ne touchent plus leurs buts : les incartades des stars, les délires satanistes et les fantasmes les plus farouches sont à portée de clic du commun des mortels. D’ailleurs le cinéma mainstream s’est ouvert aux récits queers. Les films de Kenneth Anger sont-ils voués à n’être que de simples archives rappelant le temps où il fallait bousculer pour exister ? Dès le début pourtant, un Jean Cocteau vieillissant porta un autre regard sur cette œuvre : lui qui avait toute sa vie publique affiché son homosexualité découvre Fireworks en 1949, se démène pour qu’il obtienne le prix du film poétique au Festival du film maudit de Biarritz et invite sur-le-champ Kenneth Anger à Paris. Une passion commune pour les marins a peut-être favorisé cette rencontre, mais surtout “Cocteau comme Anger a été un moderne et un archaïque à la fois, un innovateur, un inventeur de formes, mais à travers la leçon bien comprise du symbolisme qui est chez lui à l’origine de tout”, écrit le critique et réalisateur Olivier Assayas dans Les Cahiers du cinéma.
Archaïque, Kenneth Anger ? Rabbit’s Moon, tourné à Paris et sans cesse remanié entre 1950 et 1979, montre un Arlequin et un Pierrot amouraché de la Lune. Cet hommage au pantomime paraît bien sage par rapport à l’agitation luciférienne et psychédélique qui présideront à ses productions suivantes. La continuité apparaît lorsqu’on comprend que le cinéaste américain entend prolonger le geste artistique des frères Lumières et de Méliès. Alors que l’arrivée du parlant a imposé la construction narrative, dans ses courts-métrages prévalent la sensation, l’ambiance. “Pour Anger, le cœur du cinéma est l’indécision du muet”, soumet Assayas. Sont privilégiées les atmosphères moirées, oniriques, imprécises, illusoires, propres aux productions des années 1920, et que l’ésotérisme du réalisateur vient noircir et parfaitement compléter. Kenneth Anger ne faisait pas du cinéma, il faisait un autre cinéma, ressuscitant une branche oubliée de cet art. “Fais ce que tu veux doit être la seule loi”, professent ses croyances ésotériques. En 1967, il avait annoncé par voie de presse sa mort. Le 11 mai 2023, il est vraiment décédé à l’âge de 96 ans. Selon un proche, il avait réservé un emplacement dans le cimetière Hollywood Forever, aux côtés de tant de stars.
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Crédit photo : Mark Berry