[Entretien à retrouver dans le magazine têtu· de l'automne ou sur abonnement] Romancier phare de la jeunesse cokée de la fin du XXe siècle, Bret Easton Ellis a publié cette année un nouveau roman, Les Éclats (The Shards), peut-être son meilleur. S’il conserve, en approchant les 60 ans, son ton direct et sans concession, on le retrouve nostalgique, bercé par ses illusions perdues.
Interview Nicolas Scheffer & Thomas Vampouille
Photographie Michael Tyrone Delaney
Ne vous attendez pas à des faux-semblants avec Bret Easton Ellis. “Vous savez, moi ça ne m’amuse pas beaucoup le petit théâtre des interviews”, déclare d’entrée de jeu l’écrivain américain, fidèle à lui-même, quand commence notre rencontre par Zoom. Il est pourtant de bonne humeur, ce n’est pas le problème, mais le romancier est de ceux qui pensent que la liberté, notamment de dire ce qui lui passe par la tête, ne s’use que quand on ne s’en sert pas. Alors, depuis son entrée en littérature il y a près de quarante ans, il balance, il dynamite, façon puzzle. La dernière fois qu’on l’avait retrouvé en librairie, en 2019, c’était pour un premier essai qui lui a “attiré beaucoup d’emmerdes”, White. À la mi-temps du mandat de Donald Trump, il y dézinguait les cris d’orfraie de la gauche américaine face au populisme du président milliardaire. Ce dernier figurait déjà vingt-huit ans plus tôt dans American Psycho, le roman qui a installé la légende Bret Easton Ellis, adapté au cinéma avec Christian Bale dans le rôle-titre.
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Né en 1964, l’écrivain californien n’aime rien tant que tirer à vue sur les millenials – génération à laquelle appartient d’ailleurs son mec, ce qui leur vaut de belles passes d’armes –, qu’il voit comme des “chochottes” davantage portées à se plaindre des offenses qu’elles subissent qu’à penser une alternative politique efficace. Et n’allez pas lui parler de mettre des limites à l’humour ou d’effacer des artistes qui auraient mal pensé : le bonhomme fait la nique à toute forme de discours conformiste ou iconodule. Parfois par conviction, souvent juste pour le plaisir, et l’honnêteté de penser par soi-même, c’est-à-dire aussi contre soi-même, sans craindre son ombre. “Je ne suis absolument pas un auteur politique”, proclame-t-il néanmoins. Dans son dernier roman, Les Éclats, sorti au printemps, il s’éloigne en effet des débats de société pour revenir au roman et à l’origine de son écriture : drogues, sexe et société de consommation. À ses propres origines, aussi, replongeant avec la perspicacité acquise d’un presque sexagénaire dans l’année cruciale de sa jeunesse, la dernière du lycée, quand le tout jeune homme qu’il était brûlait de désir et commençait, dans la Californie scintillante des années 1980, à forger son destin en écrivant Moins que zéro, son premier livre. Lumineux et nostalgique, fournissant même sa propre bande originale – le livre est truffé de pépites musicales de l’époque –, Les Éclats (The Shards en VO, aux éditions Robert Laffont) nous a donné envie de parler avec lui de jeunesse, d’illusions perdues et, bien sûr, de liberté.
Les Éclats est sans doute votre roman le plus nostalgique. C’est le contraste avec l’époque actuelle qui rend les années 1980 si enchantées ?
Peut-être que la pandémie, et le bordel qui allait avec, a déclenché chez moi une nostalgie nécessaire à l’écriture de ce livre que j’avais en tête depuis quarante ans. Mais ce n’est pas une comparaison entre le présent et le passé, Les Éclats n’est pas raconté par un gamin de 17 ans mais par un vieil homme qui regarde dans le rétroviseur. Si je l’avais écrit en 1982, cela aurait donné un livre d’horreur à la Stephen King, mais sans la recréation nostalgique du Los Angeles de ces années-là.
Est-ce la malédiction de prendre de l’âge, que d’idéaliser sa jeunesse, au risque de virer conservateur, voire vieux jeu ?
On romantise notre jeunesse, oui ! En un sens, je l’ai fait dans le livre, mais j’ai également souligné de façon claire les erreurs que j’ai pu faire, que je devinais déjà à 18 ans mais que je perçois bien plus clairement aujourd’hui. J’avais vraiment envie de parler de ces histoires d’amitié, de mon obsession pour un garçon avec, en arrière-plan, un tueur en série qui rôde. Mais le véritable sujet du livre, c’est celui d’un auteur qui a du mal à trouver sa voix, et le danger qui en découle : en classe de terminale, j’ai menti, j’ai blessé des gens et je jouais la comédie. Ce narrateur, il ne faut pas s’y fier, et c’est en cela que le livre est honnête !
Sommes-nous condamnés à être hantés toute notre vie par le regret de ces amours ratées, de ces relations que nous n’avons pas vécues dans notre jeunesse ?
Si j’étais allé à la fac avec le garçon dont j’étais amoureux au lycée, est-ce que notre relation aurait duré plus de deux mois ? Peut-être que non, mais c’était une romance bien utile. Sans tomber dans le cliché, ma génération d’hommes gays du début des années 1980 a vraiment vécu sous la coupe du sida, ce qui a étouffé notre sexualité. On regrette nécessairement de n’avoir pas eu la liberté et l’ouverture suffisantes pour nous amuser et être ouvertement gays. Cela aurait pu être aussi totalement différent si j’avais été à l’université de New York plutôt que dans une petite fac au milieu de rien. Est-ce que je serais allé dans des bars, est-ce que j’aurais plus exploré ma sexualité ? Lorsque ma génération a choisi de vivre ouvertement gay, nous étions déjà âgés… Bon, après tout, chacun naît dans une époque et il faut faire avec.
Sur le sujet générationnel, vous avez pris des positions politiques fortes dans White…
Je ne suis absolument pas un auteur politique. Cet essai est un aperçu culturel d’une génération et de la manière dont elle voit les choses. Il m’a attiré beaucoup d’emmerdes, j’ai perdu des amis, mais il ne s’agissait pas d’un propos sur une action politique, sur un gouvernement, mais plutôt du constat que Donald Trump crée un sentiment extrême chez des gens. À vrai dire, je n’aime pas la politique, mais tout le monde a été forcé d’entrer dans une forme d’engagement avec son arrivée en 2015-2016. Je me suis senti contraint de choisir un côté mais j’étais en désaccord avec beaucoup des proclamations venues des progressistes woke, qui paraissaient absurdes pour ma génération – elles n’étaient pas choquantes, mais méritaient qu’on s’en amuse. Depuis 2020, je ne suis plus du tout l’actualité politique et je n’accorde pas beaucoup d’attention aux médias. J’ai juste envie de regarder des émissions de cuisine, de jouer aux jeux vidéo et de mater du porno. C’est tout.
Aujourd’hui on mesure les conséquences pérennes de la politique de Trump, notamment sur le droit à l’avortement ou les droits LGBTQI+, n’est-il pas temps de résister ?
Sans aucun doute, mais ce n’est pas à moi de le faire, ce n’est pas de mon âge. Oui, l’avortement, c’est important, mais ce n’est pas aux hommes de s’engager, ni même de participer à ces discussions. Les femmes devraient avoir un contrôle total sur ce qui concerne leur corps, et ce débat n’appartient qu’à elles. Pour ma part, je n’ai jamais été politique car je n’ai pas assez de connaissances dans le domaine. Je peux prendre la température d’une culture et écrire dessus, mais en termes d’analyse politique intelligente, je ne suis pas la bonne personne.
Les droits LGBTQI+ sont ouvertement remis en cause dans votre pays, et ça ne vous intéresse pas ?
Il y a une disproportion importante entre le poids des sujets qui concernent les LGBTQI+ et la taille réelle de cette communauté dans le pays. D’ailleurs, cela provoque un retour de bâton qui pose problème. Et puis, il y a chez les progressistes des féministes qui sont très réticentes sur certains sujets, comme la présence de femmes trans dans les compétitions sportives. Nous adorons penser que la fluidité de genre ou d’orientation est le sujet central aux États-Unis car les médias en parlent beaucoup, mais sortez des grosses villes et demandez aux gens, vous verrez que ce n’est absolument pas le cas.
On voit des œuvres de Shakespeare être interdites aux mineurs. N’êtes-vous pas choqué de cette entrave à la liberté de lire ?
J’ai été un lecteur précoce et nous n’avions pas de livres pour enfants, donc dès que j’ai su lire j’ai lu les livres de mes parents, des livres pour adultes. Certains disent que cela m’a fait complètement dérailler, mais je pense que ça m’a plutôt ouvert les yeux. Si j’ai plutôt bien vécu le fait d’être gay – à part dans la période décrite dans Les Éclats où je comprends mon statut de marginal –, c’est que j’avais une connaissance très précoce de ce qu’était l’homosexualité. Il faut montrer aux jeunes enfants des modes de vie alternatifs.
Comment voyez-vous votre rôle dans la société en tant que romancier ?
Je n’en ai pas. Je ne suis l’exemple de personne et je suis encore moins un rôle modèle. Ce que je fais comme romancier est très égoïste : j’écris un livre parce que j’en ai envie. Je me moque de mon audience, de mes lecteurs ou de mon éditeur, qui me laisse une paix royale. J’écris lorsque je ressens qu’un livre vient, cela passe par une douleur, un sentiment qui me traverse et qui ne se maîtrise pas. Je n’avais pas publié de roman depuis treize ans, peut-être que Les Éclats sera le dernier, qui sait ?
Vous avez souvent théorisé le fait que nous jouons tous un rôle, à la manière d’acteurs. Pensez-vous qu’on puisse faire autrement ?
Ça part avec l’âge, on apprend avec le temps que jouer la comédie n’a pas beaucoup de valeur. Aujourd’hui je me fiche pas mal de me donner des airs, de m’exhiber, d’être aimé ou désiré… En fait, après ce qui m’est arrivé au lycée et que je décris dans Les Éclats, j’ai arrêté de jouer un rôle. Au début, avec la célébrité littéraire, j’ai voulu encourager chez moi un certain comportement, mais finalement j’ai écrit American Psycho, un livre totalement authentique et qui m’a valu des critiques acerbes dont je n’avais plus rien à foutre.
Milan Kundera accordait beaucoup d’importance au rôle qu’a le roman de nous faire penser par nous-mêmes. Qu’a-t-on perdu avec sa disparition ?
C’est toujours triste que quelqu’un de la stature de Kundera meure, mais bon il avait 94 ans ! Il fait partie d’une autre génération que la mienne, qui mettait le roman sur un piédestal avec pour volonté de faire toutes les expériences possibles. De mon côté, j’écris depuis un monde différent du sien, et je cherche simplement à m’exprimer. C’est un acte très égoïste.
Pourquoi publier, dans ce cas ?
L’argent ! Ils me donnent beaucoup d’argent !
Comme Kundera dans La Plaisanterie, vous avez réfléchi sur l’humour. Que pensez-vous de l’idée de “ne pas tirer vers le bas”, c’est-à-dire de ne pas se moquer des personnes plus fragiles que celle qui fait la blague ?
Pointer quelqu’un du doigt en disant “tu n’as pas le droit d’employer tel mot ou de t’amuser à telle blague”, c’est inacceptable. Soit on rit de tout, soit on s’abstient. La définition même du rire, c’est qu’il n’y a pas de règle pour les blagues ! Censurer le rire, c’est un énorme problème. Aujourd’hui, la censure vient des deux côtés de l’échiquier politique, mais lorsque cela vient de la gauche, c’est encore pire.
Une nouvelle génération paraît vouloir contester le conformisme des millenials…
C’est très cyclique… Les zellenials – c’est comme ça qu’on appelle la génération post-millenials aux États-Unis – font une description très brutale des millenials, qui eux-mêmes ont critiqué durement la génération X, la mienne. Mais cette dernière, c’est vraiment ma préférée, pour sa liberté.
Vous avez souvent dit que vous n’appartenez pas à la communauté gay, mais votre travail est traversé par cette identité. Qu’est-ce que la culture gay peut apporter au monde selon vous ?
Je suis d’abord un individu, et je me définis par beaucoup de choses avant de me définir gay, qui est peut-être la huitième ou neuvième chose sur la liste de ce qui me définit. Avant il n’y avait pas d’artistes gays, maintenant il y a une tonne de représentations. Si j’étais ado aujourd’hui, je me verrais reflété partout sur YouTube, et ça fait une énorme différence à mon avis. Ici, à Los Angeles, il y a des clubs gays au lycée, c’est presque devenu cool. Certes, pas partout… Aujourd’hui, la culture gay, je dirais qu’elle n’apporte plus rien. Quoi, Troye Sivan, Neil Patrick Harris ? Où sont les marginaux, les rebelles ? Je suppose que dans un sens c’est une bonne nouvelle, en termes d’acceptation. Mais le problème est aussi valable chez les hétéros, tous les rebelles sont partis.
Est-ce qu’il n’y a rien à sauver dans les représentations gays à vos yeux ?
J’aimerais bien, mais l’idée du gay rebelle est aujourd’hui révolue, et elle me manque. Et si un gay se rebelle, il est attaqué ! Aujourd’hui comme tous les groupes minorisés, le gay est doux, sympa, toujours décrit de manière positive… Ce n’est pas du progrès, c’est de la propagande ! D’ailleurs, les hommes gays sont avides de représentations qui décrivent tous les aspects des personnalités, ils veulent que les personnages soient plus profonds, plus humains, avec des contradictions. Tous les personnages gays n’ont pas à être Jeffrey Dahmer [un tueur en série cannibale et nécrophile dont l’histoire a donné lieu à une série sur Netflix], mais il est quand même utile ! Il est torturé par le fait d’être dans le placard, de ne pas être capable de s’ouvrir en tant qu’enfant dans les années 1970… Je trouve ce type de représentation plus intéressante que les personnages de la comédie romantique gay Bros : le synopsis était bon, mais le résultat est tellement fade. Faites les gays un peu plus mauvais, faites-leur faire des saloperies !
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