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histoireL'opéra de Vienne, un mélodrame gay

Par Stéphanie Gatignol le 03/05/2024
Opéra de Vienne

C’est à un couple d’architectes homosexuels, August Sicard von Sicardsburg et Eduard van der Nüll, que Vienne doit son prestigieux opéra, le Staatsoper. Aujourd'hui, le bâtiment est célébré dans le monde entier, mais lors de son inauguration en 1869 il fut si critiqué qu’il causa la perte tragique des deux amants.

Les compositeurs Gustav Mahler ou Richard Strauss, les chefs d’orchestre Herbert von Karajan, Lorin Maazel ou encore Claudio Abbado… Il suffit d’égrener la liste des directeurs de l'opéra de Vienne, le Wiener Staatsoper, pour mesurer l’importance de cette institution autrichienne sur la scène lyrique internationale. Mais les touristes qui prennent la pose devant sa majestueuse façade à arcades, les mélomanes qui viennent s’y repaître des tragédies du répertoire, savent-ils que le bâtiment, inauguré en 1869 en présence du couple impérial, fut aussi le théâtre d’un drame bien réel et qu’il conduisit ses deux concepteurs jusqu’à la tombe ?

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En dehors des circuits gays et lesbiens, l’histoire funeste et plus encore amoureuse d’August Sicard von Sicardsburg et d’Eduard van der Nüll est survolée dans les balades touristiques. Seule la poétesse flamande Charlotte Van den Broeck semble s'y est intéressée, dans Tentatives périlleuses (éditions Héloïse d’Ormesson), un essai insolite et passionnant sur treize constructions qui ont poussé leurs bâtisseurs au suicide.

Au milieu du XIXe siècle, nous rappelle son ouvrage, l’empereur austro-hongrois François-Joseph a décrété un ambitieux projet d’urbanisme. Vienne est encore une ville fortifiée dont le souverain souhaite démanteler les remparts au profit d’un vaste boulevard circulaire autour du centre historique. La Ringstrasse, bientôt surnommée Ring, doit accueillir des bâtiments de prestige, tels des perles sur un collier précieux. Églises, musées, théâtres, palais fleurissent le long de cette artère de plus de 5 km.

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August Sicard von Sicardsburg (à gauche) et Eduard van der Nüll (à droite)

Le Staatsoper est le premier édifice à devoir sortir de terre. L’ancien opéra de la ville est dépassé techniquement, sa capacité d’accueil trop faible et un monument d’envergure doit exprimer l’éclat de la Vienne nouvelle. Parmi les 35 propositions qui lui sont soumises, l’empereur jette son dévolu sur celle d’un binôme d'architectes, Eduard van der Nüll et August Sicard von Sicardsburg. Nés à un an d’écart, en 1812 et 1813, ce sont des êtres aussi dissemblables que complémentaires : le premier est sérieux, doué, renfermé, peu loquace ; le second, enjoué, enthousiaste, avenant.

Un couple d'architectes

Mais les contraires s’attirent, et leur talent les réunit. En 1838, à la suite d’un concours dont ils ont raflé la médaille d’or à égalité, les deux lauréats ont remporté une bourse pour un voyage d’études. Pendant trois ans, elle leur a permis de sillonner l’Europe, d’apprendre à se connaître, de constater leur vision commune de l’architecture, de se dévoiler et… de se rapprocher. À Paris, l’anonymat leur offre de savourer leur liberté et de se livrer tout entiers l’un à l’autre. 

Au retour en Autriche, August met, cependant, un terme à leur fusion et convole avec Aloysia, sa cousine éloignée. Son compagnon se jette alors corps et âme dans l’ornementation intérieure de l’église d’Atlerchenfeld. Mais la séparation ne saurait durer : les partenaires se retrouvent et se montrent ensemble, publiquement. Dans l’exercice de leur métier, leurs tempéraments si différents se complètent comme les faces d’une même pièce. Tandis qu’Eduard endosse l’esthétique et la décoration, August assure la logistique et l’élaboration technique. Ils ne percent vraiment qu'en 1848, en associant leurs noms à l’Arsenal de Vienne. 

En 1860, la construction de l’opéra semble une aubaine, à tous points de vue. Ses créateurs pourront exercer leur liberté artistique, remédier à une situation financière précaire et potentiellement se couvrir de gloire. Mais l’aventure du vaisseau néo-Renaissance, dont la première pierre est posée en 1861, prend vite des allures de naufrage. Les travaux d'édification sont entamés avant que le niveau de la chaussée de la Ringstrasse ne soit définitivement fixé. Finalement surélevé d'un mètre, il donnera l’impression de "rabaisser" l'opéra national, le privant de la position dominante espérée par les Viennois.

Et les concepteurs du temple de la musique n’ont pas fini de déchanter... En août 1867, après le démontage de la palissade du chantier, les critiques pleuvent et la presse s’en fait l’écho. Tout y passe : on doute que l’édifice puisse être achevé dans les délais ou qu’il rayonne à l’international, la conception est faiblarde, l’esthétique laisse à désirer ; vus de l’intérieur, les espaces publics ne semblent pas si grands ; faute de cheminée, on risque la pneumonie. Le bâtiment est surnommé le "Sadowa de l’architecture" en référence à une cuisante défaite militaire autrichienne face à la Prusse en 1866 (en France, on dirait un "Waterloo"). 

La mort des amants

Malgré sa nature persévérante et optimiste, August n’en peut plus. La pression, le dénigrement, les mensonges le terrassent ; il tombe malade. Eduard l’introverti se charge alors de gérer les affaires et de le défendre contre les quolibets. En 1866, à l’exhortation de son alter-ego, il consent au mariage, qu’il avait toujours refusé. Il a 55 ans ; Maria Killer, 30 de moins. Elle l’épouse malgré sa pauvreté, mais la farce ne fera pas long feu. Le 3 avril 1868 au petit matin, Maria, en état de grossesse avancée, est réveillée par un cri strident. La femme de chambre d’Eduard vient de découvrir son corps sans vie, un mouchoir bleu autour du cou : il s’est pendu à un porte-manteau. August est dévasté. Dix semaines plus tard, le 11 juin, son cœur brisé cesse de battre… En deux mois, les deux talents, les deux amants, se sont rejoints dans la mort, comme s’il leur était impossible de survivre l’un sans l’autre. 

Le 25 mai 1869, c’est donc en l’absence assourdissante de ses architectes qu’a lieu l’inauguration officielle de l’opéra. L’empereur eut-il une pensée pour les défunts en assistant, aux côtés de l'impératrice Élisabeth d'Autriche – la fameuse Sissi –, à la représentation du Don Giovanni de Mozart ? Leur funeste destin l’aurait, dit-on, empli de remords, au point qu’il n’osa plus jamais de commentaire sur une œuvre artistique, se contentant d’un consensuel : "C’est très beau, ça m’a beaucoup plu." Charlotte Van den Broeck souligne qu’il "fallut moins d’un demi-siècle à la versatilité du bon goût pour se manifester" et qu’"en 1907, les mêmes journaux qui menaient autrefois au peloton d’exécution ne décrivaient plus qu’en superlatifs l’Opéra national de Vienne." À l’aune de ce revirement, chacun mesurera l’étroitesse du chemin qui sépare l’abîme de la cime.

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Crédit photo : Moahim, Creative Commons

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