[Article à retrouver dans le dernier têtu· en kiosques] À la tête du Ballet national de Marseille depuis 2019, (La)Horde est l’une des aventures chorégraphiques françaises les plus enthousiasmantes du moment. Rencontre.
Marseille, dans l’aile gauche du palais Longchamp. Une femme est captivée par un tableau d’Émile Loubon, peintre provençal du XIXe siècle. Plus loin, un petit groupe admire Le Cerf à l’eau de Gustave Courbet. Dans les différentes salles du musée des Beaux-Arts, personne ne semble remarquer la jeune femme qui déambule, impassible, devant les œuvres. Une fois le public parti, cette dernière sera rejointe par d’autres fantômes avec lesquels elle commencera à danser, librement, entre les tableaux centenaires, au son d’une musique électro entraînante.
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Tout l’univers “protéiforme” du collectif (La)Horde peut être résumé dans Ghosts, leur court-métrage sorti début 2022 et scénarisé par le cinéaste étasunien Spike Jones (Dans la tête de John Malkovich). Une esthétique forte, une danse intense, physique, rebelle, et la musique électro du Français Rone. À la fin du film (visible sur YouTube), le gardien du musée sort profondément changé, envoûté par l’expérience (La)Horde. Comme un public de plus en plus nombreux depuis maintenant une dizaine d’années…
Trois amis en vadrouille
Début des années 2010, à Paris. Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, trois jeunes artistes formés à diverses pratiques (danse, arts graphiques, scénographie, performances…), écument les soirées queers de la capitale – la Flash Cocotte, puis la Trou aux biches ou encore la Possession. “On découvrait la magie d’une fête plus militante, moins consumériste, dans des espaces queers et sécurisés à une époque où Facebook commençait à peine, où il n’y avait pas Instagram…” se souvient Marine Brutti dans les coulisses du théâtre du Châtelet, à Paris, où nous rencontrons le collectif avant une représentation.
Le trio prend forme à cette époque, et les statuts du collectif, nommé (La)Horde en référence au roman d’Alain Damasio La Horde du Contrevent, sont officiellement déposés en 2013. Tout de suite, une vision engagée et politique de l’aventure artistique unit les trois amis, qui citent pêle-mêle Michel Foucault, Virginie Despentes, Paul B. Preciado ou encore Audre Lorde, poétesse étasunienne lesbienne figure de la lutte pour les droits civiques.
"On s’est demandé ce que trois personnes issues des milieux queers avaient à faire dans un environnement aussi hétéro."
Marine Brutti, membre du collectif (La)Horde
L’odyssée de (La)Horde est d’abord lancée via des projets avec des interprètes amateurs, puis, en 2017, avec un spectacle de “danse post-internet” (leur mantra depuis leurs débuts) : To Da Bone. Guidé par l’envie de “collaborer avec des communautés d’individus en marge de la culture majoritaire”, le trio met en scène des aficionados du jumpstyle, danse issue des clubs, très populaire sur internet. “On s’est demandé ce que trois personnes issues des milieux queers avaient à faire dans un environnement où il n’y avait quasiment que des hétéros, note Marine Brutti. On est arrivés avec une certaine crainte, mais on a décortiqué ça avec les danseurs. Tout ce cheminement est dans la pièce. Ça a été une super rencontre !” Le spectacle commence par un tableau de groupe, presque militaire, effrayant, avant de laisser les jumpers s’exprimer, s’ouvrir…
Le Ballet national de Marseille
Suivront d’autres temps forts, jusqu’à ce que le collectif accède en 2019 à la tête du prestigieux Ballet de Marseille, fondé en 1972 par Roland Petit, remportant la direction face à des chorégraphes plus installés. Cette nouvelle étape leur permet depuis de disposer de moyens importants (dont un corps de ballet d’une vingtaine d’interprètes) afin de donner vie à toutes leurs envies chorégraphiques.
Le succès de (La)Horde, qui les conduit à se produire dans différents pays, doit beaucoup à leur danse ouverte sur le monde et ses enjeux. Un axe fortement matérialisé dans leur pièce Room with a view, créée en 2020, juste avant le premier confinement, et visible sur le site de France Télévisions. “On aborde des sujets qui nous préoccupent : la collapsologie, les effondrements en cours, notamment climatiques, mais aussi d’autres, plus positifs, comme l’effondrement du patriarcat”, liste Arthur Harel. Une déflagration, dans un décor grandiose, au son de l’électro de Rone, qui s’est jouée à guichets fermés au théâtre du Châtelet, à Paris, en septembre – quelque 20 000 spectateurs en onze jours, chiffre impressionnant dans un monde du spectacle vivant resté fragile, subissant encore les effets de la pandémie.
Collaboration avec des artistes queers
Grâce au Ballet de Marseille, le trio a également la possibilité d’inviter des artistes à créer des pièces à ses côtés. Pour Childs-Carvalho-Lasseindra-Doherty, créé en 2021 (et visible en ligne sur Arte concert), (La)Horde a construit un programme composé de quatre pièces de chorégraphes différentes. Parmi lesquelles l’Américaine Lucinda Childs, un grand nom de la danse contemporaine depuis les années 1960, figure du mouvement minimaliste, mais aussi Lasseindra Ninja, femme noire trans, l’une des importatrices du voguing en France – son tableau, Mood, évoquant la culture ballroom, est d’ailleurs l’un des plus réussis du spectacle. “Nous voulions vraiment les mettre au même niveau sur l’affiche”, explique Marine Brutti pour justifier le titre du spectacle.
Depuis dix ans, le collectif cherche ainsi à inscrire sa patte dans l’univers chorégraphique français en élargissant à chaque fois ses collaborations (on lui doit notamment les chorégraphies d’une des tournées de Christine and the Queens) et son champ d’action (les trois amis ont également des rêves de long-métrage). En attendant, entre les dates de tournée, Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel travaillent sur leur prochaine grande pièce, qui sera dévoilée en septembre 2023. Baptisée Age of content, elle “interrogera la beauté et l’infinie violence des contenus dont nous sommes bombardés virtuellement et quotidiennement”. En plein dans notre temps.
Toutes les dates de leurs tournées sur le site du Ballet national de Marseille.
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Crédit : Didier Philispart