À Illiers-Combray, en Eure-et-Loir (Centre-Val de Loire), la réouverture de la Maison de tante Léonie, où le jeune Marcel Proust passait ses vacances, invite à (re)découvrir un village qui a marqué sa mémoire d’un parfum de madeleine. Et abondamment inspiré le premier tome d’À la recherche du temps perdu.
Sur le portail bleu gris, une clochette. Sa présence n’est pas décorative : elle évoque le "double tintement timide" qu’entendait le narrateur d’À la recherche du temps perdu lorsqu’un visiteur, la plupart du temps Charles Swann, se présentait à la porte de la maison de tante Léonie. Au fond d’une cour arborée se dresse une demeure bourgeoise sans ostentation, telle que l'écrivain Marcel Proust (1871-1922) la connut enfant. De six à neuf ans, aux vacances de Pâques et d’été, le petit citadin quittait Paris en train pour venir séjourner au grand air, à 38 km au sud-ouest de Chartres, chez sa tante paternelle et son mari, Jules Amiot. Sous leur toit et dans la campagne environnante, le futur écrivain emmagasina des impressions qui l’ont accompagné toute sa vie, et dont il a imprégné Du côté de chez Swann, le premier des sept volets de sa fameuse suite romanesque.
Propriété de la Société des amis de Proust, l’édifice avait souffert des outrages du temps. Deux ans de travaux et 4 millions d'euros d’investissements lui ont permis de retrouver du pimpant et de développer un petit musée, jusque-là embryonnaire. Cheffe du service conservation au Conseil départemental d’Eure-et-Loir (qui a conduit les opérations avec la fondation du Patrimoine), Elodie Massouline nous y accueille. "La Recherche [C'est ainsi qu'est abrégé À la recherche du temps perdu, oeuvre divisée en sept tomes] est une oeuvre de fiction qui s’inspire des gens que Proust a connus, des sensations qu’il a éprouvées, rappelle-t-elle. Cette maison nous plonge, à la fois, dans sa réalité d’enfant et dans la création du roman."
En effet, lorsqu’il l’écrit à la première personne du singulier, l’auteur évoque des lieux, des personnes connues ou observées dans la réalité, mais il change les noms, remodèle la géographie à sa sauce ; bref, il brouille les pistes. Léonie emprunte à sa tante Elisabeth, Combray est le double littéraire du village d’Illiers, le fictif cours d’eau de la Vivonne trouve sa source dans la rivière du Loir, etc.
Odeurs d’asperges et lanterne magique
Restaurée, la maison est l’outil de médiation idéal pour faire connaître une œuvre souvent perçue comme intimidante et permettre à un large public d’approcher la personnalité de l’auteur. Sa visite conduit dans huit pièces reconstituées selon l’esprit de l’époque ou telles qu’elles ont été décrites dans le livre. Le salon orientalisant de Jules Amiot ouvre le bal, avec son vitrail coloré et des peintures que le négociant drapier acheta à Alger. Le suivant, plus classique, comporte des meubles qui ne faisaient pas partie du décor quand Marcel le fréquentait, mais qui appartenaient aux Weil, ses grands-parents maternels.
Dans la cuisine, une motte de beurre, un pain de sucre posés sur la table veulent donner l’illusion que les occupants viennent à peine de s’absenter, laissant à la vue de tous leur authentique service à crème au chocolat. Les "Proustiens" goûteront le clin d’œil suggéré par une assiette d’asperges : Jules Amiot les cultivait en quantités et leur odeur envahissait si souvent l’atmosphère qu’elle a fini par imprégner les pages du roman ! L’étage permet d’avancer encore plus avant dans l’univers mental de l’écrivain. Sa chambre est restituée avec ses pots-pourris sous des globes en verre, son livre préféré (François le Champi de George Sand) à portée d’oreiller et la fameuse lanterne magique dont les figures animées l’aidaient à dépasser "le supplice du coucher". Un peu plus loin, celle de Jeanne Proust, meublée avec son lit de jeune fille et sa table à ouvrage en écaille de tortue, rappelle le lien fusionnel, mêlé d’affection et de stimulation intellectuelle, qui unissait la mère et le fils.
Une madeleine et des souvenirs
Dans la chambre de tante Léonie, les plus observateurs repèreront l’emblème d’une des pages les plus célèbres de la littérature : une madeleine, posée au bord d’une tasse emplie de feuilles de tilleul. En trempant le gâteau dans une infusion, comme il le faisait rituellement à Combray, le Narrateur de la Recherche éveilla une puissante réminiscence de ses séjours provinciaux. Depuis, la "madeleine de Proust" est devenue l’expression de tous les déclencheurs de souvenirs…
Ceux qui souhaitent se remémorer le texte pousseront jusqu’aux combles où un écran permet d’écouter le comédien Guillaume Gallienne en faire la lecture. Aux gourmands, signalons que l’accueil met en vente des douceurs en forme de coquillages comme celles qu’offrait Tante Léonie. Un en-cas réconfortant pour partir arpenter les rues du village et ses alentours, eux aussi marqués du sceau proustien. On vous le dira forcément : la commune de 4.700 habitants est la seule en France à avoir modifié son nom en fonction d’une œuvre de fiction. En 1971, lors du centenaire de la naissance de Proust, Illiers est devenu Illiers-Combray, par décision du ministre de l’Intérieur.
Après un coup d’œil au 15, rue du Docteur Proust où naquit Adrien, le père de Marcel et brillant hygiéniste, le pèlerinage fait étape à Saint-Jacques, "une église résumant la ville, la représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains", écrivait Proust qui en repérait, bien avant son arrivée en gare, le vertigineux clocher. À l’intérieur, il faut se diriger sur la gauche de la nef pour trouver l’emplacement où il s’installait avec sa grand-mère pour suivre la messe. Dehors, sur la place, une sculpture inspirée figure le gamin assis sur un banc, offrant aux photographes le parfait cliché.
Longer la haie des aubépines
La balade, dès lors, se poursuit au vert, en direction du Pré Catelan, un parc à l’anglaise entièrement dessiné par Jules Amiot qui servit, lui aussi, de réservoir d’images à son neveu (dont la plume le renomme "parc de Tassonville"). Passionné d’horticulture, le commerçant s’amusa à y importer des plantes exotiques dont peu ont pu durablement s’acclimater. Des rhubarbes géantes ou un singulier pigeonnier en forme de monument funéraire oriental comptent, néanmoins, parmi les curiosités de cet écrin de 7.000m2 classé Jardin remarquable. Par une grimpette facile, un chemin atteint la grotte artificielle, alors très en vogue, où Amiot avait fait aménager un salon d’été pour sa famille. Encore quelques foulées et voici la célèbre "barrière blanche" qui permettait d’embrasser la plaine, "du côté de Méréglise ou du côté de Guermantes".
Bien qu’il n’ait cessé de magnifier ces décors, Proust écrivit qu’"à l’habiter, Combray était un peu triste". Sous le soleil de mai, c’est une bien charmante escale, accessible en train depuis Paris (1h40 avec changement à Chartres). Partout, sur son territoire, des panneaux décryptent les correspondances entre les paysages et leur transposition littéraire. Les chasseurs eux-mêmes ont initié un itinéraire dédié à la faune et la flore présente dans le roman et, chaque année, en mai, des dizaines d’inconditionnels viennent marcher dans les pas de leur idole pour la Journée des aubépines.
Si vous n’êtes pas rassasiés et jurez, comme le narrateur, de venir revoir ces rosacées chaque printemps, poussez encore jusqu’au château de Villebon, à 15 km au nord, dont Marcel se serait servi pour composer celui de Guermantes. Contrairement à Sully, ministre d’Henri IV qui acheta la forteresse de briques rouges et y poussa son dernier soupir en 1641, l’homme de lettres n’aurait jamais franchi l’enceinte du domaine. D’évidence, la rencontre manquée n’était pas de taille à entraver sa foisonnante imagination.
>> Horaires d'ouverture de la Maison de tante Léonie
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Crédit photos : F. Lipzyc - SAMP (pour la couverture) et Stéphanie Gatignol