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livre100 ans de la mort de Proust : quand La Recherche "se transforme en lupanar queer"

Par Gaspard Dhellemmes le 18/11/2022
Marcel Proust est mort le 18 novembre 1922

À l'occasion du centenaire de la mort, le 18 novembre 1922, de Marcel Proust, qui a introduit l'homosexualité dans la littérature française, Gaspard Dhellemmes, journaliste et écrivain, a livré pour le numéro de têtu· actuellement en kiosques un texte inédit sur la lecture d'À la recherche du temps perdu.

Mon été avec Proust

J’ai lu quelque part que les grands livres seraient un peu comme ces capitales historiques, Paris, Rome, New York. Il est possible de revenir les parcourir toute sa vie sans s’ennuyer, voire y découvrir de nouvelles beautés. Cet été, j’ai décidé de relire À la recherche du temps perdu. Dix ans après ma première lecture, j’étais curieux de ce que j’allais y trouver cette fois.

J’ai longtemps nourri vis-à-vis de Marcel Proust une certaine méfiance. Enfant, sa réputation de sensiblerie m’éloignait de lui. J’avais trop honte de ma propre délicatesse et m’en défiais chez les autres. L’envie d’écrire était déjà là. Mais ressembler à cet écrivain joufflu et maniéré, orchidée blanche à la boutonnière, ne me disait rien du tout. Marcel Proust, pour moi alors, c’était la chanson de Dave : les photos jaunies, le tour qu’on voudrait bien refaire du côté de chez Swann. Un univers compassé et kitsch : jeunes filles rougissant derrière leurs ombrelles, tasses de camomille bues au jardin d’hiver. Les images Belle Époque qui illustrent souvent les livres de poche renforçaient mon préjugé.

Quand j’ai commencé à lire, j’aimais surtout les polars : Agatha Christie, Mary Higgins Clark. Les livres fantastiques aussi, la série Harry Potter ou Le Seigneur des anneaux et la fantaisie macabre d’Amélie Nothomb. Ensuite, pendant mes études à Lyon, c’est Stendhal et Louis-Ferdinand Céline qui me faisaient vibrer. Je venais de quitter le Nord, où j’avais grandi. Envie de grand air : je préférais naviguer vers l’Afrique avec Bardamu ou marcher vers Waterloo avec Fabrice del Dongo que de me retrouver coincé dans un salon d’Auteuil à parler détail d’un vitrail avec je ne sais quelle duchesse. J’ai essayé de lire Du côté de chez Swann, le premier tome du livre, et me suis ennuyé. J’avais l’impression de me promener dans un musée de porcelaine.

À Lyon, j’avais sympathisé avec Mickaël, un camarade de promotion aujourd’hui perdu de vue. Mickaël : un dandy soupçonneux et cultivé, mocassins et chemises Burberry, parlant avec autant de flamme des Anges de la télé-réalité que d’Ulysse de James Joyce. La voix pleine de cicatrices, il assénait des phrases comme : “L’amitié c’est la méfiance.” À la sortie des cours, on se promenait longuement le long des quais du Rhône, à discuter littérature ou programme télé, à conspirer contre je ne sais quels camarades. Sur Facebook, j’avais vu que Mickaël avait rejoint le groupe des amis de Marcel Proust. Quand je lui en ai parlé, il a souri et m’a expliqué que Proust était une bonne référence pour draguer les khâgneuses. En vérité, il adorait À la recherche du temps perdu. Répondant à mon haussement d’épaules, Mickaël m’a dit : “Tu devrais lire Un amour de Swann.” Un amour de Swann, c’est ce « flash-back » inséré au milieu du premier tome, roman dans le roman qui raconte la passion contrariée de Charles Swann pour Odette, cette cocotte “qui n’était pas son genre”, et qui concentre tous les thèmes du livre à venir.

C’était un excellent conseil. En lisant les 250 pages d’Un amour de Swann, la tête me tournait. Légère sensation d’ébriété. La même qu’en découvrant Illusions perduesVoyage au bout de la nuit ou un Un barrage contre le Pacifique. Tous mes préjugés sur Proust tombaient. Je riais à la description du snobisme du “noyau” autour de madame Verdurin, j’étais ému à l’évocation de la souffrance de Charles Swann. Une épiphanie esthétique. La poésie de certaines pages me sidérait, comme celle où Swann médite sur la place que son amour inquiet pour Odette a prise dans sa vie, le compare aux reflets de la lune (“Les êtres nous sont d’habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous”).

Puis, j’ai lu le reste, alternant les phases d’exaltation et, parfois de découragement. J’évoluais vis-à-vis de Proust de l’indifférence à la ferveur. Je dévorais biographies, correspondance, podcasts : le commentaire proustien est un continent en soi, jusqu’à développer une sorte de fétichisme presque ridicule. Avec Simon, mon amoureux, un de nos premiers week-ends à deux a eu lieu à Illiers-Combray, ce village de la Beauce, décor aux scènes d’enfance de la Recherche. Je rêve de relire les épreuves d’un de mes livres dans la chambre de Proust au luxueux grand hôtel de Cabourg – projet sans cesse ajourné à cause de l’état de mes finances. J’ai même accroché à côté de mon lit une affiche du portrait de Marcel Proust peint par Jacques-Émile Blanche. Bref, je me considère comme un proustien tendance “ultra”, pas tellement ouvert à la discussion sur son statut de plus-grand-écrivain-de-tous-les-temps ; et même si ce genre de classements n’a pas de sens. J’aime quand Roland Barthes parle de Proust comme d’un absolu : “l’œuvre de référence, la mathesis générale, le mandala de toute la cosmogonie littéraire”.

"En y réfléchissant, je vois au contraire Proust comme un formidable professeur de patience et d’obstination."

Donc, cet été j’ai décidé de relire À la recherche du temps perdu. Nous sommes au début du mois de juillet, je tapisse le fond de ma valise des sept tomes édition Folio. Les quatre premiers livres (Du côté de chez SwannÀ l’ombre des jeunes filles en fleurDu côté de GuermantesSodome et Gomorrhe) sont particulièrement fatigués. Ici, une auréole de café sur la couverture. Là, des centaines de pages gonflées par l’eau de la mer. Beaucoup sont écornées en haut à droite, signe qu’un passage me plaît. Les trois derniers tomes (La PrisonnièreAlbertine disparueLe Temps retrouvé, tous trois publiés après la mort de Proust) sont eux presque intacts. Ce sont les parties que je connais le moins bien, dont je n’ai lu que des bribes.

Je suis impatient de lire pour la première fois les 5.000 pages d’une seule traite. Pour mieux connaître cette œuvre que je place au-dessus de tout. Mais aussi obtenir ce genre de satisfaction intime, invisible aux autres, d’un défi relevé.

Au moment d’ouvrir le Côté de chez Swann, je me demande si c’est le bon moment. Je m’apprête à relire Proust alors que je suis bloqué dans l’écriture de mon prochain livre. On peut penser qu’il vaudrait mieux éviter : le génie écrasant peut couper les jambes. En y réfléchissant, je vois au contraire Proust comme un formidable professeur de patience et d’obstination. Il faut imaginer un peu les conditions dans lesquelles il a commencé son grand œuvre. En 1908, quand il commence à écrire la Recherche, Proust, à près de 40 ans, est l’auteur de quelques textes mineurs et est considéré à Paris comme un mondain dilettante, dont aucun éditeur n’attend le manuscrit. Quand on s’intéresse aux étapes de la gestation de la Recherche du temps perdu, de Jean Santeuil aux 75 feuillets, il est incroyable de voir le texte muter, prendre de l’ampleur au fil des mois, des années et des rebuffades. Anecdote connue de tous les proustiens : le lecteur de la maison d’édition Ollendorff décline le manuscrit d’À la recherche du temps perdu avec cette remarque : “Je suis peut-être bouché à l’émeri, mais je ne puis comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil.”

J’entame Du côté de chez Swann sur une île de la côte Atlantique, plus précisément dans une crique à l’eau tentatrice, bleu cobalt, où certains rochers plantés à la verticale servent de chaise longue naturelle. Je prends plus de plaisir que prévu à lire l’enfance du narrateur à Combray, épisode dont je n’avais pas gardé un bon souvenir. J’aime le personnage de la grand-mère, ses promenades dans le jardin, quand elle arrache aux rosiers ses tuteurs “comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils, que le coiffeur a trop aplatis”. Je baille un peu quand le narrateur fantasme sur les jeunes filles en fleur de Balbec ou en écoutant les démonstrations sur l’art militaire de Saint-Loup. Je suis globalement plus à l’aise dans ma lecture, j’avance avec le pas assuré du proustien aguerri, même si, sans doute déformé par le binge-watching de Netflix, je ne peux pas m’empêcher de regarder le nombre de pages qu’il reste pour chaque livre, comme pour m’adosser à une “timeline” imaginaire.

Ça y est, au bout de deux semaines, je suis déjà arrivé du Côté de Guermantes. Troisième tome : celui que je préfère, notamment pour cette extraordinaire scène mondaine chez madame de Villeparisis sur fond d’affaire Dreyfus, sommet de drôlerie et d’intelligence. La fin du Côté de Guermantes me laisse un peu plus froid. Je n’aime décidément pas la fade Albertine, dont le narrateur est amoureux. D’une façon générale, les ressassements de Proust sur la douleur d’aimer m’intéressent moins aujourd’hui. Sans doute parce que je vis en couple, que j’ai un rapport à l’amour plus apaisé. Adolescent puis jeune adulte, je brûlais en silence pour des garçons qui m’ignoraient ou qui ne voulaient pas de moi. En dix ans, j’ai changé, Marcel non. Il est toujours aussi jaloux, inquiet. Et cette façon de n’éprouver de sentiment qu’à travers la morsure du manque… Répétition stérile de la névrose, diagnostiquerait un psychanalyste.

En relisant À la recherche du temps perdu, je réalise à quel point le point de vue de Proust est celui d’un homosexuel. D’un homosexuel de la fin du XIXe siècle, pour être précis. Cette façon qu’a ce narrateur prétendument hétérosexuel d’élire des objets d’amour inaccessibles. De rêver ses histoires avec les femmes, plus que de les vivre. Quand on est obligé de refouler ses instincts, de cacher ce qui nous fait battre le cœur, l’imaginaire s’enflamme. Il y a un “bovarysme” typiquement homosexuel que l’écrivain Proust incarne totalement. Et qui fait d’À la recherche du temps perdu une sublime entreprise de refoulement.

À la fin du Côté de Guermantes, j’ai les yeux humides en assistant à l’agonie de la grand-mère. Est-ce parce que je vieillis ? Tout ce qui concerne le temps, ce temps qui file et engloutit tout, en premier lieu les êtres aimés, me parle plus qu’avant. Je jubile en attaquant Sodome et Gomorrhe, le quatrième tome. J’arrive à ce point de bascule de la Recherche, où Proust lâche la bride de la bienséance. Cette œuvre relativement convenable – à part une brève scène d’amour lesbien, façon Mullholland Drive, lors du premier tome – se transforme en une sorte de lupanar queer, jusqu’à cette stupéfiante scène de flagellation décrite dans Le Temps retrouvé. Le baron de Charlus prend de plus en plus de place. J’adore voir, au fil des pages, son personnage évoluer de fier-à-bras homophobe à vieille folle capricieuse enamourée du jeune Jupien, puis du violoniste Charles Morel. Le narrateur reste finalement un des rares personnages intéressés par l’autre sexe – même si j’ai toujours trouvé un peu louche sa relation avec Saint-Loup : cette scène où il pleure de joie parce que son ami accepte qu’ils dorment dans la même chambre… Et que dire du prénom de ses amours : Gilberte, Albertine ; amours idéalisés, à peine consommés.

"Ces pages ont été pensées à l’origine comme un essai sur l’homosexualité, la 'race des tantes', comme Proust désigne le texte dans ses brouillons."

Autre passage de la Recherche qui me transperce : cette longue tirade sur la condition homosexuelle au début de Sodome et Gomorrhe “Race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de ce qui est leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations qui ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le premier élan de confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les ferait rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un esprit impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit par une psychologie de convention, fera découler du vice confessé l’affection même qui lui est la plus étrangère, de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race ?”

Et ça continue sur plusieurs pages… Ces pages ont été pensées à l’origine comme un essai sur l’homosexualité, la “race des tantes”, comme Proust désigne le texte dans ses brouillons. C’est fou comme ces pages n’ont pas vieilli. Certes les gays et les lesbiennes – comme on ne le dit pas à l’époque – ne sont plus, en tout cas en France et dans certains milieux, “rejetés avec dégoût”. Mais le malheur d’être gay existe toujours sous d’autres formes : haine de soi, difficulté d’accès à la procréation, etc. J’ai toujours pensé que la haine des homosexuels, avec la haine des femmes, était l’une des matrices de l’humanité. Le monde ne sera jamais fait pour les homos, et encore moins pour les queers ou les trans. C’est ce qu’exprime Proust avec tant de force dans ces pages.

Les vacances d’été s’achèvent. Je dois rendre ce texte alors que je n’ai pas totalement terminé mon marathon proustien. J’ai encore devant moi La PrisonnièreAlbertine disparue et Le Temps retrouvé. Je m’inquiète un peu de la place grandissante que prend Albertine au fil des pages et j’ai peur de m’ennuyer avec elle. Je suis aussi déjà triste à l’idée de quitter Saint-Loup, le baron de Charlus et madame Verdurin. J’ai l’impression d’avoir passé l’été plongé dans un océan de beauté et d’intelligence. De mieux comprendre la vie et ce grand malentendu qu’est la relation à l’autre. Je termine bientôt ce voyage avec une certitude : Proust nous rend meilleurs. 

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Par Gaspard Dellhemmes

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Crédit photo : Archives Snark / Photo12 via AFP