[Cet article est à retrouver dans le magazine têtu· de l'automne, disponible en kiosques ou sur abonnement] L’artiste plasticien Arthur Gillet expose à la galerie S, à Paris, des peintures sur soie qui lient son vécu d’enfant entendant de parents sourds à son expérience queer.
Photographie : Yann Morrison
Dans son atelier de Bagnolet (Seine-Saint-Denis), au pied des tours Mercuriales, l’artiste plasticien Arthur Gillet, 38 ans, dont la barbe longue rappelle celles des antiques rois d’Assyrie, déroule un large volumen de 25m de long. Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler, sa dernière œuvre, est une peinture sur soie au style inspiré d’un enlumineur de la Renaissance italienne. Dans cette série de scènes racontant l’histoire de sa mère, sourde, l’artiste mêle son propre vécu d’enfant entendant (dit coda, pour “child of deaf adults”) et queer.
Des auréoles de lumière symbolisent les sphères de communication entre sa mère, lui, les autres, et se colorent selon les émotions : l’enfant fait l’interprète avec une personne en colère ou téléphone à la place de sa mère à un employeur potentiel. Arthur ne sait pas utiliser la langue des signes, mais doit composer avec ces allers-retours entre le monde sourd et le monde entendant. “Adolescent, je ne comprenais pas pourquoi je me faisais humilier. Je me rends compte que j’avais des gestes un peu trop expressifs pour les codes entendants. Ce qui est intéressant, c’est que ça renvoyait à une forme d’homosexualité ou de queerness.”
À 15 ans, Arthur transitionne vers le genre féminin. “J’ai laissé tomber à 23 ans, raconte-t-il. Je ne supportais plus les violences quotidiennes. J’avais des problèmes de santé mentale, des envies de mourir constantes. Économiquement, ce n’était pas possible non plus. Et puis je n’avais pas d’information sur les hormones.” Ce vécu parcourt son œuvre depuis ses débuts. Ainsi pour sa performance intitulée La Lessive, au palais de Tokyo en 2018, l’artiste peint sur des vêtements des figures androgynes et angéliques, les mêmes qui peuplaient ses dessins d’enfant.
Transition est aussi le nom d’un de ses projets en cours. Dans le cadre de la restauration d’un hôtel particulier du XVIIe siècle à Chagny, en Saône-et-Loire, où chaque salle doit être refaite selon un style d’art décoratif, Arthur Gillet peint des “autoportraits en transition” à partir de photographies de son adolescence jusqu’à aujourd’hui, chacun étant représentatif d’un style artistique propre à la période. “Ce qui est intéressant c’est que dans l’histoire des arts décoratifs, on a le baroque, le rocaille, le néoclassique… et au milieu du XVIIIe siècle apparaît le style transition, qui annonce le Louis-XVI et le Directoire.”
Ceci est son corps
“Une personne qui vient de ma classe, normalement, n’est pas censée devenir artiste”, estime Arthur Gillet. En 2011, il sort pourtant avec les félicitations du jury des Beaux-arts et du Musée de la danse (renommé depuis Centre chorégraphique national), à Rennes. “Souvent, chez les sourds, on apprenait aux hommes un métier manuel. Donc mon père est devenu ouvrier, explique-t-il. Et ma mère, le meilleur diplôme qu’elle pouvait espérer obtenir, et qu’elle a eu, c’est un diplôme des arts ménagers.” Il réalise d’ailleurs sur ce sujet Les 12 Travaux de Manfield Park, une série d’assiettes sur lesquelles l’héroïne transclasse Fanny Price, personnage de la romancière anglaise Jane Austen, prend les traits d’un homme barbu et trapu ressemblant étrangement à l’artiste : “Dans une transition, il y a le corps, l’habillement, le comportement, la voix… Et tout ça, ce sont des choses qui sont aussi à l’œuvre quand on change de classe sociale.”
Au début de sa carrière, Arthur n’hésite pas à se mettre en scène : il performe au Musée d’art moderne de Paris, des chorégraphes le font danser et filment le corps d’athlète qu’il s’est forgé. “Quand j’ai détransitionné, mon but était précisément de ressembler à un archétype un peu herculéen”, précise-t-il. Pour vivre à Paris, il devient barman, gogo dancer, travailleur du sexe et évolue dans le monde de la nuit : “Ce ne sont pas des lieux où la conversation est importante. Au contraire, c’est plutôt le corps qui l’est à travers la danse, la drague, la sexualité, le 'charisme' de l’apparence et la démarche. J’étais très bien là-dedans, car chez les entendants le texte et la parole sont souvent plus valorisés, alors que les sourds privilégient le corps.”
On l’aime pour son physique ? Très bien, ce sera son pinceau et sa toile. En 2013, il déambule nu, sans y avoir été invité, au musée d’Orsay durant l’exposition Masculin/Masculin consacrée aux œuvres interrogeant la masculinité du XIXe siècle à nos jours. Comme si l'un des modèles était sorti de son cadre pour se promener dans la salle : “J’étais vraiment le cliché de cette époque dix-neuvièmiste de l’art, c’est-à-dire l’homme musclé avec de la barbe qu’on voit dans tous les tableaux de cette période. Ça faisait donc complètement sens que je me foute à poil dans cette expo !” En 2017, il met une nouvelle fois son corps en jeu au milieu d’une exposition de tableaux sylvestres du peintre français Gustave Courbet : Arthur Gillet s’allonge, face contre terre, nu et immobile dans un rond d’herbe, et nomme son œuvre MacArthur Park, en hommage à Donna Summer et au cruising.
Lors d’une résidence à la Cité internationale des arts en 2022, il améliore sa technique de la peinture sur soie qu’il développe sur de plus grands formats, ce qui lui permet de concevoir Tout ce dont vous n’avez jamais entendu parler. Cette œuvre monumentale est exposée pour la première fois aux Vitrines, à Berlin, dans un espace destiné aux artistes hexagonaux situé au sein de la Maison de France. Arthur y retrace le parcours de sa mère, dont la surdité est symbolisée par une flèche logée dans son oreille : sa scolarité dans une institution catholique où l’on attachait ses mains pour la forcer à parler, et son implication dans le Réveil sourd, le mouvement d’émancipation de la communauté sourde dans les années 1970-1980.
“Beaucoup de personnes dont les parents sont issus de l’immigration m’ont dit que cette œuvre les avait touchées, explique l’artiste. On retrouve en effet chez les codas et les enfants d’immigrés cette honte de la culture d’origine, car les parents poussent les enfants à s’intégrer en les en privant. Par ailleurs, on est souvent aidants pour nos parents, notamment pour traduire les papiers, etc.” Arthur Gillet aime développer ces liens entre questions queers, communauté sourde et immigration. “Ma mère n’a pas envie de devenir entendante, souligne-t-il. Les personnes sourdes sont très fières de leur culture, qu’elles ont envie de valoriser. Et c’est la même chose pour les queers : aujourd’hui, je connais peu de pédés qui voudraient être hétéros.” Entre ces problématiques, l'artiste continue donc de peindre comme on construit des ponts.
Galerie S, 8 rue du Bourg l’Abbé, à Paris. Jusqu’au 19 octobre.
Crédit : Yann Morrison