À partir d’une déposition enregistrée en cachette dans un commissariat, la cinéaste Claudia Marschal a reconstruit le récit bouleversant d’une victime d’agressions sexuelles de la part d’un homme d’Église dans La Déposition, au cinéma ce mercredi 23 octobre. Ce documentaire simple et direct pointe les blocages juridiques et les biais auxquels se confrontent les plaignants dans ce genre d’affaire.
À l’origine, Emmanuel devait être au centre d’un documentaire sur la foi. En effet, Claudia Marschal, réalisatrice, s’intéressait de près à la spiritualité inébranlable de ce cousin qui venait de renouer avec la religion en se faisant rebaptiser au sein d'une église évangéliste. Mais tout bascule lorsqu’une lettre parvient à Emmanuel, signée d’un certain père Hubert. Remontent alors à la surface leurs conversations d’ados : enfant de chœur, il évoquait souvent ce jeune curé du village qui faisait office de confident à ce garçon vu comme efféminé et dont les parents étaient absorbés par leur travail d’aubergistes dans leur village d’Alsace. L’hôtel-restaurant familial jouxtait l’église, et Emmanuel s’est vite retrouvé sous l’emprise faussement bienveillante de celui qui s’est avéré un prédateur sexuel en soutane…
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Très affecté par ce courrier qui le replonge dans ses souffrances adolescentes jamais éteintes, Emmanuel décide de porter plainte malgré la prescription. C’est à partir de cet acte, symbolique et cathartique, de sa déposition au commissariat, que le documentaire prend forme. "Il a porté plainte, explique la cinéaste, et tout enregistré en cachette sur son iPhone." Face à un policier à l’écoute sobre et aux questions précises, Emmanuel raconte les violences sexuelles dont il accuse le prêtre. "Cela dure à peu près trois heures et demie en tout, reprend Claudia Marschal. Il m'envoie le fichier et moi, au début, je ne m'imagine pas du tout que ça peut faire la colonne vertébrale d'un film."
La déposition cathartique d'Emmanuel
S’ensuivent des demandes de tournage officielles afin de pouvoir retranscrire cette histoire en images mais, malgré la coopération de quelques agents, les contraintes imposées sont grandissantes. La décision est prise, c’est bien l’enregistrement d’Emmanuel qui sera le cœur du récit : "On s’est rendu compte que la déposition, c’était le matériau le plus fort qu’on avait pour envisager de faire ce film donc on a travaillé à partir de cette matière complètement clandestine, en décidant quand même d'intégrer les deux plans de l’adjudant au début pour donner une présence." S’y ajoutent des images d’archives familiales, des récits de souvenirs et de sensations, des dialogues familiaux avec sa sœur ou encore son père.
Très religieux, ce père n’avait pas voulu croire son fils à l’époque. Ce qui ne l’a pas empêché, près de trente ans plus tard, d’aller demander des explications au prêtre, ce qui a déclenché la lettre de celui-ci proposant à Emmanuel une rencontre. Ses dénégations ont rassuré le père d’Emmanuel. Leurs scènes d’explication, brutes et sans détour, sont parmi les moments les plus puissants de ce film, dans la veine d’un cinéma-vérité qui fuit les artifices pour se concentrer sur l’humain et la confrontation des points de vue, la volatilité des souvenirs. Emmanuel est en colère et sa violence, visible parfois, en est la conséquence logique. "Sa violence est légitime parce qu’il a vécu une vraie double peine, souligne Claudia Marschall. Il a parlé et n’a jamais été entendu, jamais cru. Parler au grand jour de ce «petit secret», comme l’appelait le curé, c’est une forme de chemin vers l’apaisement."
"J’ai l’impression que le film a aidé Emmanuel"
La réalisatrice nourrit son documentaire de quelques détails intimes permettant de comprendre à demi-mots l’homosexualité d’Emmanuel. Avec une pudeur prudente car, dans ce genre d’affaire, les amalgames viennent vite entre abus sexuels et sexualité de la victime. "Le sujet de l’homosexualité d’Emmanuel n’est pas vraiment apparu dans l’enregistrement de sa déposition, et puis son compagnon de l’époque ne voulait pas être filmé, c’est pourquoi nous avons choisi de n’évoquer le sujet que par quelques détails que certains peuvent saisir, développe Claudia Marschal. Et puis, il faut le rappeler, la parole des hommes gays ou bisexuels est toujours davantage discréditée dans ce genre d’affaire parce que, comme pour les femmes, il y a une inversion de la culpabilité et on les soupçonne d'avoir cherché ou provoqué quelque chose."
Fil rouge du film, la déposition apparaît dans toute sa profondeur, sa difficulté et ses dimensions : le besoin d’évacuer les sensations et les ressentis pour mieux analyser et préciser les actes, les gestes, qui permettront de qualifier les faits de façon juridiquement objective en crimes ou délits, tout cela même sans pouvoir espérer l’ombre d’une condamnation. Mais cette démarche peut être bénéfique puisqu’elle permet de mettre des mots sur les blessures et, ici, d’évoquer publiquement le sujet. "J’ai l’impression que le film a aidé Emmanuel à mettre une distance entre les faits et sa vie d'aujourd’hui, témoigne la cinéaste. Le fait de la voir comme ça, sur un grand écran, avec des gens, cela change tout et on se dit qu’on peut faire avancer les choses avec des petits mouvements comme celui-là." C’est par petites touches effectivement que le film construit son chemin et parvient à restituer le portrait d’un homme blessé qui, malgré le recul qu’il a récemment pris avec toute forme de religion, conserve une foi inébranlable, celle de la vérité.
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