[Interview à retrouver dans le magazine têtu· de l'automne] Le nouveau long-métrage d'Alain Guiraudie, Miséricorde, qui sort au cinéma ce mercredi 16 octobre, prend place en Occitanie, comme un grand nombre des films du cinéaste aveyronnais qui a trouvé sur ses terres natales un décor privilégié.
Photographie : Yann Morrison pour têtu·
C'est un enfant du Sud-Ouest, précisément de Villefranche-de-Rouergue, une ancienne bastide du Moyen-Âge qui fut la capitale de l'Aveyron jusqu'à la Révolution. C'est d'ailleurs à quelques kilomètres de là que le réalisateur Alain Guiraudie, primé au Festival de Cannes en 2013 pour la mise en scène du polar gay L'Inconnu du lac, tourne à 24 ans son premier court-métrage, Les héros sont immortels, en 1990. Ces débuts inscrivent immédiatement sur un territoire, l'Occitanie, l'œuvre du cinéaste dont les personnages ont en commun l'accent et l'amour du pays.
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On distingue chez Guiraudie deux courants distincts. L'un, proche du conte, met en scène bandits et guerriers dans les paysages grandioses du Sud-Ouest, tandis que l'autre, plus naturaliste, s'inscrit dans les villes dont le passé industriel est mis en valeur. "Je suis quand même né dans un pays qui crevait tranquillement, observe-t-il. J'ai vu les petits paysans disparaître, les usines fermer… J'aime beaucoup les friches industrielles, esthétiquement. Ce sont nos ruines à nous, nos vestiges historiques."
Causses toujours
En 2001, Ce vieux rêve qui bouge est tourné dans les anciens bâtiments de la Société des hauts-fourneaux du Saut du Tarn, à Saint-Juéry. Construite au XIXe siècle, cette usine métallurgique employant des centaines de personnes ferme dans les années 1980. Alain Guiraudie monte un récit autour des derniers travailleurs : un ouvrier d'une cinquantaine d'années s'éprend d'un jeune homme venu démonter les machines. Pour Pas de repos pour les braves, en 2003, le réalisateur pose ses valises non loin de là, à Carmaux, sur le site d'un ancien lavoir à charbon. Il y met en scène Basile, un jeune homme qui tente d'échapper à la mort et se lie avec un détective lancé à sa poursuite. En 2009, Le Roi de l'évasion est en partie tourné dans la ville rouge d'Albi, préfecture du Tarn, que filme le cinéaste depuis son propre appartement. Là, Armand, un vendeur gay d'engins agricoles en pleine crise de la quarantaine, s'entiche d'une adolescente également folle de lui. Viens je t'emmène, en 2022, pousse les frontières de la Guiraudie jusqu'à Clermont-Ferrand, où le réalisateur adapte son roman Rabalaïre avec l'actrice et réalisatrice Noémie Lvovsky dans le rôle d'une prostituée courtisée par un homme plus jeune.
Si le réalisateur tourne en partie Rester vertical à Brest, en 2016, c'est pour mieux s'enfoncer ensuite en Lozère, où son personnage tombe amoureux d'une femme avant d'en séduire le berger de père. "Le causse Méjean, je crois que j'y suis allé la première fois après la trentaine, retrace Alain Guiraudie. C'est un lieu très mystérieux. C'est encore plus désertique que le Larzac. C'est un des endroits les plus beaux que je connaisse. J'y ai aussi tourné une partie de Du soleil pour les gueux." De fait, lorsque le cinéaste s'éloigne des villes, c'est souvent pour les Grands Causses. Occupant une bonne partie de l'Aveyron et de la Lozère, ces hauts plateaux calcaires sont lézardés de profonds canyons creusés par les rivières et bordés au sud par la montagne Noire, nommée ainsi en raison de sa nature si dense que le soleil semblait ne s'y lever jamais. C'est là qu'il pose les prémices de sa veine fabuliste avec son troisième court-métrage, La Force des choses, en 1997. Il y est question de demoiselle en détresse, de bandits, de guerriers et d'"ounayes", un animal fictif gardé par des bergers. Un hommage aux premières amours du réalisateur : "Le cinéma qui m'a fait aimer le cinéma, c'est les westerns, c'est les films de cape et d'épée, Les Chevaliers de la table ronde, Robin des bois, Fanfan la Tulipe, La Tulipe noire…"
Miséricorde, retour à la maison
En 2005, son deuxième long-métrage, Voici venu le temps, situe lui aussi la poésie sensuelle du folklore guiraudien dans ces prairies d'herbes jaunes et hautes, mais fictivement. "C'était un peu une catastrophe d'un point de vue production, avoue le réalisateur. Car je voulais tourner entre l'Aveyron et la Lozère, et je l'ai tourné dans le Puy-de-Dôme et les Bouches-du-Rhône." Dans son nouveau film, Miséricorde, Alain Guiraudie a tourné à Sauclières, au sud-est de Millau, entre le causse du Larzac et les Cévennes. Ici, Jérémie revient dans son village pour assister aux funérailles de son ancien patron boulanger. Alors que sa veuve, Martine, lui propose d'occuper la chambre de leur fils, ce dernier, tout d'abord heureux de le revoir, change subitement d'attitude… S'il signe son retour en Aveyron et à la ruralité après Viens je t'emmène, le film s'apparente à un huis clos en pleine nature au sein d'un village obéissant à ses propres lois. "C'est vrai que le film se passe beaucoup de nuit, et je n'ai jamais fait autant de gros plans. Et puis les extérieurs, c'est de la forêt, donc l'horizon est à 50 m alors que j'étais plutôt un cinéaste des horizons lointains."
Mais l'histoire d'amour entre Guiraudie et ses terres occitanes n'est pas sans ambivalences. Dans son deuxième court-métrage, Tout droit jusqu'au matin, tourné dans sa ville natale en 1990, un jeune veilleur de nuit parcourant une cité plongée dans l'obscurité s'interrogeait : "Faudrait que j'aille faire un tour ailleurs, comme ça, juste pour voir. Mais bon, c'est toujours pareil, on sait ce qu'on quitte, on ne sait pas ce qu'on trouve ; total, je suis toujours là…" La question a longtemps taraudé le cinéaste, qui vit aujourd'hui entre Albi, Paris et la Bretagne. "Chez les Aveyronnais, partir est toujours une grande question. L'exode rural touche beaucoup l'Aveyron, la Lozère, l'Ardèche, l'Ariège… Et ça ne va pas en s'arrangeant. Moi je faisais beaucoup d'allers-retours entre Paris et là-bas, mais je n'avais pas envie de me barrer définitivement de la région non plus. J'y avais tout mon monde autour de moi, et puis j'y militais, j'y draguais." Le réalisateur confie d'ailleurs que le titre initial de Tout droit jusqu'au matin était La vraie vie est ici. "Il y avait cette idée très politique, et qui me tenait à cœur, de dire qu'il ne faut pas aller où les choses se font, mais faire en sorte que les choses se fassent là où on est." Dans Voici venu le temps, le guerrier Fogo Lompla, abandonné sur un causse par Toba, son amant, proteste : "Mais Toba, tu ne peux pas me laisser seul ici." Et l'autre de répliquer : "Mais tu ne connais pas ta chance, ici c'est chez toi." "Justement, c'est encore plus difficile de se sentir bien dans son propre pays", insiste Fogo avant de se voir répondre : "Tu ne fais aucun effort. Et regarde autour de toi, tu verras que tu n'es pas seul."
- Ton nouveau film, Miséricorde, a des airs de huis clos. Sur la noirceur, on peut même le rapprocher de L'Inconnu du lac. C'est aussi un film noir ?
Alain Guiraudie : Certains critiques ont vu du Alfred Hitchcock dans L'Inconnu du lac. Mais ce n'était pas du tout mon intention. Pour Miséricorde, j'ai trouvé plus d'inspiration du côté du réalisateur suédois Ingmar Bergman. C'est une sorte de film noir en couleurs, un mélange entre inquiétude et légèreté, tragédie et comédie : j'ai plus pensé à Euripide, l'auteur antique, qu'à Hitchcock. Je me suis acharné à casser les codes du film noir. Il n'y a pas grand-monde qui aurait pensé faire bander un curé au milieu d'une scène de tension ! Dans le cinéma, on a longtemps filmé des bagarres parce qu'on ne pouvait pas filmer des scènes de sexe. On voit d'ailleurs dans Miséricorde l'érotisme de la religion catholique, de la bagarre, de l'antagoniste. Dans mes derniers films, il y a des scènes de sexe très fortes et cette fois c'est de la bagarre. Ce sont les deux moments où on laisse aller nos instincts. On redevient primitif, un peu animal.
- Jérémie revient dans son village, alors que souvent tes personnages ont envie de partir. C'est une question qui te traverse ?
C'est la grande question de la province française. En tout cas chez les Aveyronnais : dans mon entourage, tout le monde se l'est posée. On a tous dans notre famille quelqu'un qui s'est barré, qui est en général monté à Paris. Moi-même, pendant longtemps, je pouvais dire que je vivais dans l'Aveyron ou dans le Tarn parce que je m'y investissais, c'était là-bas qu'était ma vie. Maintenant, mon territoire est devenu beaucoup plus national.
- Pierre Creton continue lui aussi de tourner sur sa terre natale, où il est resté en partie pour les hommes, et notamment les paysans. C'est également ton cas ?
C'est marrant parce que j'ai une vraie tendresse pour le monde ouvrier et paysan, mais c'est très ambigu. C'est un monde dans lequel mon érotisme s'est forgé, donc oui il y a de l'érotique qui se mélange à l'amour d'un pays et d'une terre. Mais l'éternel drame de l'homosexuel, c'est que de toute façon il ne peut pas coucher avec les hommes dont il a envie, parce que les hommes qu'il désire ne sont pas homosexuels eux-mêmes. Donc il est obligé de piocher du côté des gens qui sont comme lui.
- C'est une forme de renoncement ?
Disons qu'à un moment, ça a été important de résister à l'idée qu'il fallait que j'affirme mon désir, y compris auprès des hommes qui ne sont pas comme moi. Je me disais : "Et pourquoi ça ne changerait pas, pourquoi ce ne serait pas possible…" Et j'ai pris plein de râteaux – le pays de mon enfance, hormis une histoire d'amour à l'adolescence qui s'est mal terminée, ça a quand même été pour moi un pays de râteaux.
- C'est aussi la raison pour laquelle les jeunes gays ruraux quittent leur territoire, non ?
Nécessairement le petit pourcentage d'homosexuels sur terre a besoin de se concentrer dans les métropoles. J'ai résisté à cette logique parce que ça ne m'a jamais trop intéressé, un monde fait que d'homos. J'ai aussi envie de vivre ma sexualité dans un cadre universel, un peu partout. Après je ne refuse pas d'aller dans des boîtes ou des saunas, mais je me suis plus souvent retrouvé dans des aires de drague sauvages, en bord de route, et donc ce n'est pas l'hypersexualité que connaissent certains jeunes homos urbains.
- Dans Miséricorde, le désir est encore une fois assez fluide. Tes films montrent le monde que tu aurais souhaité ?
J'aimerais en effet être beaucoup plus fluide moi-même. Qu'est-ce qui fait que je suis homo ? Qu'est-ce qui fait que je ne suis pas attiré par les femmes ? Ça m'est arrivé quelquefois, mais très peu. Je pense que ma vie aurait été plus simple si j'avais eu cette fluidité du désir. C'est super d'être bi, non ? Ça fait bien plus de cordes à son arc en termes de possibilités, de rencontres et de plaisir, et même en termes d'altérité.
- Ce sont des questions que tu te poses toujours ?
Sans remettre en question mon homosexualité, je me suis quand même beaucoup interrogé là-dessus, notamment lors du tournage du Roi de l'évasion. Au fond, n'ai-je pas été homo par facilité ? Finalement, il y a aussi beaucoup la peur de la femme, du sexe de la femme. J'en discute de temps en temps avec mes copains hétéros et, pareil, ils en avaient la trouille aussi. Je fréquente beaucoup d'hommes qui, par convention sociale ou par désir d'avoir des enfants, se sont rangés et mariés avec des femmes. Ils ont su moduler leur désir, l'adapter à la nécessité. C'est un truc qui me tracasse beaucoup, parce que j'ai quand même l'impression d'avoir loupé quelque chose.
- Le film s'appelle Miséricorde, ton dernier roman Pour les siècles des siècles, ton univers est très lié au catholicisme…
J'ai un rapport fort, très fort au catholicisme. C'est ma mythologie à moi. Mes parents étaient catholiques, de culture catholique, mais pas des fervents pratiquants, loin de là. J'étais enfant de chœur, j'allais au catéchisme, j'ai fait ma communion solennelle et j'allais à la messe sans qu'on me pousse au cul. Je me plais toujours dans les églises, je reste un très un grand fan de la religion catholique en termes d'art et de musique sacrée. J'ai toujours cherché de l'inspiration dans la mythologie, qu'elle soit grecque, romaine, aztèque… Peut-être est-ce l'approche de la mort qui fait ça, mais je reviens à celle dans laquelle j'ai baigné – qui est un peu une mythologie commune, même si je ne pense pas que la France soit une terre catholique. J'ai redécouvert l'érotisme de cette religion – je connais mal les autres – qui est très forte pour réagencer nos fantasmes collectifs, qui vont de la peur de la mort à la peur du sexe, tout ce bordel entre peur de l'autre et désir de l'autre. Je l'ai toujours vue comme une réponse à la mort, mais c'est aussi une grande aide à la vie. Je comprends pourquoi les gens en ont besoin.
- Alors pourquoi n'est-ce pas ton cas ?
Parce que je suis fondamentalement incapable de me soumettre à un dieu. Je n'ai pas envie de me soumettre à un être suprême. Ça m'est impossible, ontologiquement et philosophiquement.
- Tu pointes l'érotisme mais il y a aussi la faute…
Ça c'est le côté pénible. (Rires.) Si on commence à s'intéresser aux mauvais côtés de la religion catholique, alors là on n'a pas fini… Mais c'est vrai que je la traite de façon plutôt joyeuse, et humaniste. Quand même, l'amour du prochain, c'est pas rien ! C'est là que se rejoignent mes idées communistes et les préceptes catholiques.
- Tu milites toujours au Parti communiste ?
Depuis une dizaine d'années, je n'ai plus envie. Pas à cause de désaccords politiques, je vote toujours de ce côté-là, je donne toujours de l'argent – quand on devient bourgeois on donne de l'argent. Mais je n'ai plus envie de militer, même si j'ai beaucoup aimé le faire. Même coller des affiches, j'adorais ça. Je n'ai plus envie de distribuer des tracts et de discuter dans la rue avec des gens qui ne sont pas d'accord avec moi. J'aimais beaucoup, mais maintenant ça me fait chier. Après, je reste convaincu que ce monde ne va pas et qu'il faut le changer. ·
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