Le réalisateur de Peau d'âne, des Parapluies de Cherbourg et des Demoiselles de Rochefort, Jacques Demy, est mort du sida il y a 35 ans, en 1990. En ce moment, la chaîne Arte propose en streaming un catalogue de ses films (attention, certains quitteront la plateforme avant d'autres). L'occasion de découvrir certaines œuvres moins connues du cinéaste !
Impossible d’aimer les contes de fées sur grand écran sans connaître Jacques Demy. L'univers enchanté du réalisateur français a marqué plusieurs générations de cinéphiles, pour qui son œuvre représente une source infinie de bonheur. Né en 1931, le cinéaste est surtout connu pour ses films musicaux, d’immenses succès dont les titres à eux seuls évoquent des couleurs, des émotions, et bien sûr les chansons de Michel Legrand. On pense évidemment aux Parapluies de Cherbourg, qui a reçu la Palme d’or à Cannes en 1964, aux Demoiselles de Rochefort (1967), ou encore à Peau d’Âne (1970). Une œuvre dont l'influence perdure, de Damien Chazelle (La La Land) à Alex Beaupain (Joli Joli).
Une sensibilité camp
Dans les films de Jacques Demy, les hommes sont souvent désirables et interrogent les canons virilistes. Ils subissent d'ailleurs l’action plus qu’ils ne la contrôlent, sans jamais chasser les émotions qui les submergent. Généreux dans son spectre de la représentation, le réalisateur manifeste par ailleurs une sensibilité camp pour ses actrices, à commencer par Catherine Deneuve qu'il met en scène dans trois de ses principaux films. Il s'est aussi attaqué au genre en mettant en scène Lady Oscar (1978), une jeune femme élevée en garçon pour devenir capitaine des armées.
En couple avec la réalisatrice Agnès Varda, avec qui il eut un fils, Mathieu, Jacques Demy eut également une vie homosexuelle qui resta longtemps cachée, tout comme le fait qu'il soit mort du sida (en 1990). En 2021, le réalisateur Olivier Ducastel confiait dans les colonnes de têtu· : "Jacques Demy, pour moi, c’est évident, ne s’identifie pas aux personnages masculins de ses films mais aux personnages féminins. Il est Jackie, il est Lola, il est Geneviève…"
Parmi les films de Demy disponibles en streaming sur arte.tv, focus sur trois des moins connus : un documentaire, Le Rose et le noir, un film musical, Une chambre en ville et l'un de ses longs-métrages avec Catherine Deneuve et l'acteur italien Marcello Mastroianni, L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune.
- Le Rose et le noir, de Florence Platarets et Frédéric Bonnaud
Si Jacques Demy est récemment revenu sur le devant de la scène, c’est en partie grâce au documentaire Le Rose et le noir de Florence Platarets et Frédéric Bonnaud, en 2024, qui retrace son parcours en suivant l’ordre de sa filmographie, sans omettre ses premières expérimentations sur pellicule. Aux extraits de ses films s’entremêlent des archives et des interviews de l’artiste analysant son travail dans un phrasé éloquent.
Le documentaire met en avant son amour du spectacle, échappatoire à une réalité qu’il souhaitait plus belle. Mais Jacques Demy semble pourtant avoir toujours gardé les pieds sur terre. Il est montré à de nombreuses reprises au travail, écrivant, bricolant des mouvements de caméra pour parer l’absence de machinerie, toujours à la recherche de son prochain film. L’artiste est humble, même lors de sa traversée de l’Atlantique qui le mène aux Oscars, où il fut plusieurs fois nominé pour Les Parapluies de Cherbourg et Les Demoiselles de Rochefort. Dans cette séquence, son regard ne semble pas étourdi par le succès, mais au contraire habité de mélancolie.
De son intimité, le documentaire ne révèle rien, sauf à l’extrême fin. Un carton précède le générique. "Jacques Demy, mort du sida à Paris en 1990". Longtemps, sa famille a soutenu qu’un cancer l’avait emporté, avant qu’Agnès Varda rétablisse la vérité. Mais ce sont ses films qui parlent encore le mieux de lui. On les regarde tel qu’il les envisage, comme le reflet d’une certaine manière de vivre. Ni complètement triste. Ni complètement gaie.
- L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la lune
Avec ce film sorti en 1973, Jacques Demy confirme la maîtrise de son genre de prédilection, le merveilleux. Mais le public commence injustement à lui tourner le dos. Même si les comédiens, le couple Marcello Mastroianni et Catherine Deneuve, abusent parfois de mimiques, le film documente les préoccupations politiques de son temps et déploie des séquences de revendications féministes passionnantes, qui nous parlent encore cinquante ans plus tard.
Marco est moniteur d’auto-école à Paris. Depuis quelque temps, on lui fait remarquer qu’il a pris du poids, mais il n’y prête pas attention. Seulement quand il se trouve pris de migraines et de nausées – qui surgissent durant un concert de Mireille Mathieu –, son épouse alarmée l’envoie consulter. Le diagnostic tombe dans la stupéfaction générale. Monsieur est enceint. Si la situation suscite dans les bistrots quelques vannes lourdingues, prime l’émerveillement autour de cette grossesse. On prend alors soin de Marco comme d’un oiseau précieux. Les femmes se réjouissent. Les hommes peuvent porter un enfant ? Enfin un pas vers leur libération ! Un nouvel ordre social est en train de voir le jour. D’anonyme total, Marco devient alors une icône. Jusqu’aux dernières minutes, on jubile devant cette utopie aux accents queer. Hélas rapidement rattrapée par la réalité.
- Une chambre en ville
Neuf ans plus tard sort Une chambre en ville. On est en 1982. François Mitterrand vient d’être élu président. Et les indices de son virage libéral désenchante la classe populaire. Dans ce contexte, le cinéaste réalise un des rares films – musical de surcroît – où il assume son pessimisme. Le dialogue chanté a gagné en gravité. Les couleurs, toujours aussi nombreuses, s'obscurcissent. Du côté des personnages, c’est la dépression.
François Guilbaud (Richard Berry) est le héros de cette tragédie qui s’ouvre sur des ouvriers en grève face à des flics remontés. Il vit chez Margaux Langlois (Danielle Darrieux), une aristocrate épouvantée par la violence qu’elle observe depuis sa fenêtre. Quand il rencontre Édith, la fille de sa logeuse, François en tombe passionnément amoureux. Mais cette dernière est déjà mariée à Edmond (Michel Piccoli), un homme aussi dangereux que sexuellement impuissant. Vous l’aurez compris, ça risque de mal finir.
Ce qui frappe dans ce film, c’est la manière dont les personnages se racontent à travers leur conscience de classe. Dans un long monologue, Margaux retrace son déclin économique. Elle a perdu sa particule par amour et, à la mort de son mari, s'est retrouvée désargentée… et alcoolique. Plus tard, elle confesse haïr ses amis bourgeois qui "moisissent dans l’oisiveté", et admirer le peuple qui lutte. La violence est ainsi tapie dans chaque recoin du récit, avant d'éclater, plus politique que jamais. On connaissait le Demy magicien. On vous invite à redécouvrir un Demy queer allié des luttes sociales, dont les films fomentent une révolution qui se fait toujours attendre.
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