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interview"Ma liberté est souveraine" : rencontre avec Tallisker pour son album, "Contrepoints"

Par Tessa Lanney le 09/06/2022
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Tallisker a sorti ce printemps son premier album, Contrepoints. Une ode à la liberté sans concession, ainsi qu'une discussion entre Paris, Téhéran et New York, à la croisée des cultures et des identités.

"Le contrepoint est une technique d’écriture musicale utilisée notamment dans la musique classique pour définir un système où plusieurs mélodies se superposent tout en se complétant. Elles existent les unes séparément des autres mais ensemble elles forment un tout harmonieux." Contrepoints, c’est aussi le nom du premier album de Tallisker, sorti début avril. La chanteuse de 34 ans, Éléonore de son vrai nom, y mélange les genres, les sonorités et les langues, repoussant les barrières. Pop, électro, rap, Contrepoints est à fois "hétérogène" et "cohérent", marquée par une même couleur, une même intention, tourné vers "l’exploration" et "l’ouverture". Des valeurs et des inspirations que Tallisker a détaillées auprès de têtu·.

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Quel a été le point de départ de ce premier album ?

Tallisker : Je suis violoncelliste. Mon point de départ, ça a été mon instrument fétiche. Ensuite, j'ai voulu créer une histoire d’amour entre Paris, Téhéran et New York. J'ai associé Paris à une culture classique, celle du violoncelle, Téhéran à des sonorités du Moyen-Orient et notamment perses. J'ai collaboré avec des rappeurs et des producteurs locaux pour ne pas transmettre que le côté folklorique associé à l'Iran. Pour New York, c'est à l'aspect avant-gardiste, électro, expérimental que j'ai voulu rendre hommage. Je me suis lancée dans un dialogue entre ces trois cultures qu'a priori rien ne lie. J'ai entrepris de challenger cette transversalité entre l’ancien monde, le monde lointain et le nouveau monde.

Comment t'es-tu imprégnée de ces différentes cultures ?

Tout s'est fait en deux étapes. J’ai d'abord passé un premier mois en Iran, que j’ai traversé avec mon sac à dos à la Jacques Kerouac, en permanence sur la route. Je suis allée dans le sud de l’Iran, dans l’est, dans le désert. Tout cela pour capter l’énergie du pays. J’ai fait la même chose à New York, en vagabondant dans les quartiers, essayant d'identifier les identités culturelles des scènes underground. Ensuite, je suis revenue à Paris, que je connaissais déjà par coeur. J'ai construit mon projet à partir de tous ces éléments et il a convaincu le ministère de la Culture, qui a pris la décision de le soutenir. Ensuite, il ne me restait plus qu'à refaire cette même boucle, mais en emportant dans mes bagages une équipe audio et vidéo.

C'est difficile de s'imposer en France en se faisant la porte parole d'autant de contre-cultures ?

En France, j'ai tendance à penser que je ne rentre pas dans les cases. Problème de timing, sans doute. La trap est arrivée en France il y a quelques années alors qu'aux États-Unis, ça existe depuis quinze ans. On retrouve ce phénomène pour le queer rap qui met du temps à s'affirmer en France. On a Kiddy Smile, KillASon… Personnellement, mon style est difficile à définir, et comporte beaucoup d’idéalisme. C'est drôle mais par exemple, "Cocagne" marche beaucoup en Turquie. Une histoire inattendue. Un programmateur de la radio turque Métro FM a entendu la chanson, je ne sais pas comment, et depuis, sur cette radio ils passent Aya Nakamura, Stromae et Tallisker trois fois par jour. De plus en plus de Turques me suivent sur les réseaux. Mais bon, l'image, le buzz, le nombre de followers, ça ne m'intéresse pas. Je n'ai pas envie de mettre en scène ma vie et d'en faire des caisses.

D'où te viennent tes inspirations musicales ?

Je suis une grande fan de Cat Power, je l’ai écoutée toute mon adolescence ! Après, ce qui me touche, ce sont les artistes qui s'attaquent à des sujets de société avec cette touche pop qui les rend accessibles. Stromaé le fait parfaitement, je l'admire énormément. Son dernier album est juste énorme, et le fait qu’il revienne sur la scène musicale en prenant le sujet de la dépression à bras le corps, c'est admirable. Il s'attaque à des sujets profonds et même si son propos est aiguisé, sa forme lui permet de circuler, de donner de la portée à son message. Il ne s'enferme pas dans une niche musicale.

C'est ce vers quoi tu tends avec Contrepoint ?

Si je devais décrire ma musique, je dirais que c'est de la "pop cosmopolite", qui regroupe des éléments originaires d'une multitude de pays, qui pioche dans différentes culture pour exprimer une forme de reconnaissance et d'attirance pour la diversité. Bien sûr, la pop n'est pas une question d'esthétique, c'est au public de décider si quelque chose est populaire ou pas. Il faut avant tout que ma musique parle aux gens. Disons que c'est la dynamique que je vise pour transmettre une parole d'inclusivité, de lutte contre les discriminations quelles qu'elles soient.

Tu as notamment collaboré avec des artistes LGBTQI+ de tous horizons

L'album implique un maximum de contre-cultures et s'oppose à la culture blanche, hétéronormée et à ses morales. J'ai eu la chance de travailler avec la rappeuse trans new-yorkaise Quay Dash sur une instru qui vient d'Iran, pays où l'homosexualité et la transidentité sont condamnées. C'était mon rêve de collaborer avec elle. Ça a donné le titre "Azadi" qui fait figure de clash culturel entre deux seuils de liberté opposés. J'ai aussi collaboré avec des musiciennes lesbiennes très affirmées comme Atena Eshthiaghi, qui est violoncelliste dans l'orchestre symphonique de Téhéran, ou encore la rappeuse iranienne Roody, la rappeuse Likwuid. J'ai choisi ces artistes pour leur talent avant tout, mais beaucoup d'Iraniennes lesbiennes se sont identifiées à ma démarque, à cette quête de liberté et de visibilité. Dans Contrepoint, elles ont pu s'exprimer en tant que femmes, en tant qu'Iraniennes et en tant que lesbiennes.

Quel point de vue apportes-tu dans ce patchwork d'identités ?

Le point de vue de quelqu'un qui se considère comme bisexuelle. J'ai des relations aussi bien avec des hommes qu'avec des femmes. Surtout, au quotidien, je refuse d'être ramenée à mon statut de femme, aux attributs qu'on lui accole. Je revendique volontiers des caractéristiques associées à la masculinité : le fait d'être entreprenante, d'être dans une démarche de prise de pouvoir. Je pense qu'il est bénéfique d'explorer son identité. J'aime les gens qui osent écouter leur moi profond, être qui ils sont, s'extraient des normes. Il y a une grande force dans l'autodétermination. Savoir se mettre au centre, c'est ce que j'exprime par exemple dans "Désir". Quoi qu'il arrive, mon empire, c'est moi. Ma liberté est souveraine.

Cette liberté est d'ailleurs au centre de l'album

Exactement, la liberté sous toutes ses forme : liberté d'expression, liberté des femmes. Je suis l'opposée de la femme bien installée, qui construit minutieusement un foyer. C'est quelque chose qui fait peur à mon entourage, je me traîne une image de marginale sauf qu'en réalité, beaucoup de femmes souhaitent se libérer des mêmes injonctions. Ne pas trop flirter, ne pas être trop instable... J'aimerais qu'on arrête de nous casser les pieds à peine la trentaine passée pour qu'on se pose et qu'on fasse des enfants. J'aime pouvoir dire à mon copain ou à ma copine que je pars deux mois en voyage, du jour au lendemain. Ce qui est fou, c'est qu'en France on dispose d'énormément de libertés, mais qu'on n'a jamais appris à en jouir. Le nom même de Tallisker est une ode à la liberté. Une référence à une magnifique baie situé sur une île écossaise, avec vue sur la mer. C'est un bout du monde qui appelle à la réflexion, à la contemplation. Ça représente bien ma musique, cette soif d'absolu, de bout du monde, de synesthésies.

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Crédit photo : Tallisker