La mort présumée de Zelimkhan Bakaev, pop star tchétchène, réalimente la mobilisation internationale contre les exactions commises dans cette région du Caucase, en même temps qu’elle place le régime de Kadyrov dans une impasse.
17 août. Une mère de famille, Malika Bakaev, se présente au département de police de Grozny pour signaler une disparition : son fils de 26 ans, Zelimkhan Bakaev, a quitté la maison neuf jours auparavant, à 18h, et il n'est pas revenu. Lui réside à Moscou mais avait rejoint la capitale tchétchène pour assister au mariage de sa sœur cadette et souhaitait en profiter pour rencontrer les producteurs d’une émission de télé-crochet; il a acquis une petite célébrité dans la région. Mais, depuis le 8 août, son téléphone est éteint, seulement rallumé le temps d’envoyer message Whatsapp rassurant à ses proches et de leur dire qu'il allait partir à l'étranger. Son compte Instagram a lui été supprimé. Malika Bakaev a poursuivi ses efforts : elle a envoyé une demande de recherche au ministère de l'Intérieur, enregistré un message audio priant Ramzan Kadyrov de l'aider, a fait appel aux défenseurs des droits de l'homme. Pour la famille et les amis du chanteur, le scénario ne fait aucun doute : Zelimkhan Bakaev a été enlevé par des hommes en uniformes et envoyé dans une prison secrète.
Deux mois plus tard, le président du LGBT Russian Network, Igor Kochetkov, a inscrit cette disparition dans le cadre de la vague de persécutions anti-gay qui frappe la Tchétchénie depuis le mois d'avril : “Nous avons reçu la confirmation qu’il était détenu par les autorités tchétchènes pour soupçon d’homosexualité”, a-t-il déclaré la semaine dernière.
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Mais une autre source militante citée par le site américain NewNowNext donne une conclusion funeste : “(Bakaev) est arrivé à Grozny et il a été attrapé par la police dans les trois heures. Dix heures plus tard, il était assassiné.” L'information crève l'écran de fumée formé par les autorités tchétchènes depuis la disparition annoncée du chanteur.
Promesse du gouvernement et vidéos louches
En août, Dzhambulat Umarov, ministre tchétchène de la politique intérieure, des relations extérieures et de l’information, affirmait en effet que Bakaev était bien vivant mais qu'il avait quitté le pays, probablement pour échapper à des dettes. L’homme politique promettait même que la pop star réapparaîtrait “après un certain temps.” Fin septembre, le site de la télévision d’État relaie une vidéo publiée sur YouTube, bientôt suivie d'une seconde, où Bakaev raconte qu’il habite désormais en Allemagne, et qu’il n’y a rien à faire à Grozny ou à Moscou “car ces villes sont remplies de cons”.
Alors que les médias locaux corroborent la bonne santé de Bakaev, la vidéo est immédiatement dénoncée comme une mise en scène par les proches du chanteur, qui ne reconnaissent par leur ami, citant sa coiffure, ses cernes et sa maigreur inquiétante, ainsi que son comportement suspect.
Le site d'information OC Media met le point sur la décoration de la pièce aux rideaux tirés, où figure un canapé produit par une usine moscovite et une chaise à bascule modèle Vega produite par la compagnie Elegy qui livre en Tchétchénie (mais dont les représentants de l'usine ont tout de même admis qu'elle aurait pu être livrée en Allemagne par les "canaux baltes"). L'accent mis sur son déménagement "mi août" - plutôt qu'une expression comme “récemment” - intrigue aussi un ami de Bakaev car “tout le monde sait que c'est à la mi-août qu'il a disparu.” Autre source de soupçon, les boissons énergétiques éparpillées sur la table basse, dont l'une d'entre elle, Drive Me, est commercialisée par la société russe PepsiCo. Or le service de presse de cette dernière a confirmé à Zona Media que leur produit ne circulait pas en Allemagne.
"Il n'a jamais quitté la Tchétchénie"
“Nous avons reçu une réponse de la Commission européenne : Bakaev n'est pas entré en Europe”, indique encore à OC Media une organisation de défense des droits de l'homme travaillant dans le Caucase du Nord. “Cette vidéo montre vraiment Zelimkhan mais elle est factice. Nous pensons qu'elle a été tournée après la venue en Tchétchénie de Tatiana Moskalkova (déléguée pour les droits de l'homme pour le Kremlin, ndlr) pour montrer que Zelimkhan est vivant. Nous pensons qu'il a été filmé à l'intérieur de la Tchétchénie, et qu'il n'est allé nulle part.” Même conclusion pour Novaïa Gazeta, journal indépendant qui a le premier révélé cette purge anti-gay, auquel une source européenne diplomatique a affirmé que Zelimkhan Bakaev n’a jamais franchi une frontière de l’espace Schengen.
“On lui a sans doute promis qu'il serait libéré s'il faisait la vidéo, théorisait fin septembre un ami du chanteur au bord des larmes cité par Svoboda. Mais en fait maintenant qu'ils ont montré qu'il est à l'étranger, ils peuvent très bien se débarrasser de lui.” Un mois après la disparition de Zelimkhan Bakaev l'enquête n'avait toujours pas été lancée par les forces de police locales, et une source du ministère indiquait que l'affaire ne serait pas instruite.
Guillaume Mélanie, fondateur de l’association Urgence Tchétchénie qui accueillait cet été le premier réfugié homosexuel tchétchène sur le sol français, souffle le chaud et le froid : “Sa disparition est confirmée, mais on ne peut pas se prononcer sur son décès. Rien ne confirme non plus qu’il a été arrêté à cause de son homosexualité qui n’a jamais été révélée”, indique-t-il au Parisien tout en avançant que “les rumeurs sur son décès ne sont peut-être pas infondées”. Il ajoute que des “exfiltrés” ont reconnu dans la vidéo de Bakaev un appartement de Grozny, notant au passage la présence de prises électriques russes au mur. Même prudence de la part du président de SOS homophobie, Joël Deumier, qui sur RMC assure seulement qu'on “n'a aucune nouvelle de lui.”
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Visage de la mobilisation
Depuis que l'information sur la mort présumée de Zelimkhan Bakaev a été diffusée, c'est avec une ferveur nouvelle que l'attention internationale se recentre sur la Tchétchénie. Pétition réclamant que justice soit rendue, multiplication du hashtag #BringBakaevBack, appels aux dirigeants... Les réseaux sociaux abondent d'allusions à Bakaev, et avec elles de mésinformations sur les persécutions homophobes qui surviennent encore en Tchétchénie. L’appellation de “camps anti-gay” a ainsi refait surface, et son analogie à l'Holocauste, bien qu'elle ait été invalidée par les militants des droits de l'homme. “On n’a pas créé des camps en Tchétchénie pour y exécuter les homosexuels, précisait ainsi à TÊTU une militante russophone désirant rester anonyme, ça fait longtemps que tout ce qui dépasse en Tchétchénie est soumis à la répression. Les toxicomanes aussi sont par exemple visés par ces arrestations”. En avril déjà, la directrice Europe de l'Alliance internationale gay et lesbienne (ILGA) insistait toutefois sur l'importance de maintenir la pression internationale, car “sinon, on perd le peu de chance qu’on a d’avoir une réaction des autorités.”
Lundi 16 octobre, Maxim Lapounov, 30 ans, devenait le premier homosexuel tchétchène à porter plainte, visage découvert, contre les autorités tchétchènes. Face caméra, il avait raconté pendant une conférence de presse les supplices qu'il avait subi pendant douze jours avant d'être libéré et enjoint à quitter la république. Il est maintenant en capacité de nommer les officiers qui l'ont torturé, et d'identifier l'endroit où il était enfermé. Mais l'enquête s'enlise devant la mauvaise volonté des autorités; en rendant l'affaire publique, l'équipe juridique qui l'accompagne dans ses démarches espère débloquer la situation. “Mon client a une cible sur le front”, marque néanmoins son avocat.
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Couverture : Zelimkhan Bakaev posant aux côtés de Ramzan Kadyrov qui, d'après un ami du chanteur, "adore les artistes". Photographie postée depuis le compte Instagram @zelim_bakaev25 (inaccessible depuis) selon Yuga.ru.
Corps d'article : crédit photo YouTube