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entreprise"Ce n’est pas mon travail, c’est ma personne qui était visée" : quand les LGBT+ vivent l'enfer au travail

Par Marion Chatelin le 20/12/2018
salarié·e·s LGBT

[PREMIUML’orientation sexuelle est un des motifs de discrimination les moins pris en compte au sein des entreprises et des administrations. Pour les fonctionnaires comme pour les salariés du privé, les cadres supérieurs ou les smicards, les LGBTphobies sont pourtant bien présentes et s’immiscent, partout. Il faudrait alors cacher son homosexualité à tout prix, pour "éviter le pire". C’est ainsi que le quotidien de certains employés peut se transformer en calvaire, qui peut aller jusqu’au licenciement sans cause réelle. Enquête.

« Je n’ai jamais caché mon homosexualité. Mais quand j’ai annoncé à mes collègues que j’avais épousé ma compagne, ma vie a basculée. » Après 18 ans de bons et loyaux services en tant que manutentionnaire dans une enseigne de la grande distribution, Céline, 46 ans, a été licenciée. Évidemment, tout a été fait pour que le motif de son renvoi n’ait rien à voir avec son homosexualité. Ce sera finalement pour « inaptitude ». Elle s’était blessée à l’épaule quelques semaines avant son licenciement. 

« On me traitait de lèche moulasse »

En 2018, l’orientation sexuelle peut donc encore être un frein à la carrière. Selon une enquête menée par l'Ifop pour l'association de défense des droits des LGBT dans le monde du travail, l'Autre cercle, 29% des personnes LGBT+ ont constaté en 2017 une inégalité par rapports aux personnes hétérosexuelles dans le déroulement de leur carrière. Toujours selon cette étude, les discriminations subies sont principalement des moqueries de la part des collègues ou de la hiérarchie (60% des répondant.e.s), suivies d'une mise à l'écart de la part des collègues (31%).

C'est le cas de Céline, qui, pendant quatre ans, a subi moqueries et insultes, quasi quotidiennement. « À partir du moment où on s’est mariées avec ma compagne, et que j’en ai parlé au boulot, c’était comme si ça donnait le droit à mes collègues et à mes supérieurs de m’insulter », explique-t-elle à TÊTU. À chaque nouvel arrivant dans l’entreprise, elle était systématiquement "outée" par ses collègues, ou pire, sa hiérarchie.

« On prévenait le salarié en lui disant par exemple ‘fais gaffe, elle aime les moules’. On me traitait de 'lèche moulasse', c’était horrible. »

 

Plainte pour harcèlement homophobe

La manutentionnaire a fini par faire remonter ses plaintes auprès de son chef et des ressources humaines. « J’ai dit à mon chef que tout cela était de la lesbophobie pure et dure. Mais il m’a menacée en me disant ‘tu dis que je suis homophobe ?’. Ce n’était absolument pas un sujet pour lui », constate-t-elle.

L’affaire n’ira pas plus loin. Et quelques mois plus tard, Céline se blesse l’épaule et se fait licencier. Cette mère de deux enfants décide alors de porter plainte contre X pour harcèlement homophobe, « parce qu’il faut que les gens soient punis pour ce comportement. ». Mais aussi parce qu’elle n’en pouvait plus. Dans la vie de tous les jours, « personne ne savait rien » de son calvaire. 

Pour vivre heureux, vivons cachés ?

Céline n’aurait jamais pensé que révéler son orientation sexuelle puisse faire de sa vie au travail un calvaire. Pourtant, selon un baromètre du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail, une personne LGBT sur trois considère que le fait de révéler son homosexualité à son entourage professionnel peut avoir un impact négatif sur sa carrière. L’orientation sexuelle serait donc bel et bien un sujet tabou dans le monde de l’entreprise. C’est ainsi que l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés » prend tout son sens.

Pour la docteure en sociologie Emilie Morand, spécialiste de la visibilisation de l'homosexualité au travail, contactée par TÊTU, révéler son orientation sexuelle sur son lieu de travail n’est pas sans conséquences. Elle constate surtout que dire que son "orientation sexuelle relève de la vie privée" n'est pas un argument à prendre en compte. Car la mise en scène de l’hétérosexualité est, elle, très importante. 

« Quand une collègue parle de son mari, elle parle d'hétérosexualité. Or, lorsqu’on a une identité qui n’est pas dans la norme on se retrouve en porte-à-faux par rapport aux attentes des autres. On peut alors prendre peur. » 

Ce phénomène a un nom : l’invisibilisation. Ainsi, et toujours selon l’Ifop, 73% des personnes LGBT évitent au maximum de parler de leur vie privée au travail. Pire encore : 14% des LGBT+ s'inventent littéralement une vie et font croire qu'ils sont hétérosexuels. Des chiffres édifiants et révélateurs du mal-être ambiant. 

Licencié du jour au lendemain

François*, 41 ans, cadre supérieur dans un grand groupe de luxe, dit n'avoir « jamais fait état de sa vie privée », considérant qu’elle « ne regarde que lui ». Tout allait très bien pour ce salarié dans le groupe : un poste stratégique et à responsabilités, de bons résultats. Rien à signaler. Sauf qu’il est homosexuel. Et cela a fini par se savoir. 

Son employeur lui a proposé une mutation à l'étranger et François a mentionné son "conjoint". Il n'était question que de simples formalités administratives. Mais un jour, il l’a informé du recrutement de quelqu’un à sa place. Et de lui préciser : « Ça sera mieux pour toi ». Des propos qui ont mis la puce à l’oreille du salarié. Surtout que son supérieur a refusé de le voir pendant un temps.

« Il a finalement accepté de me recevoir dans son bureau. Mais c’était pour me dire qu’il me licenciait et que la boîte n’avait plus de poste à m’offrir. »

Sur le coup, ce salarié ne comprend pas ce qui est en train de se passer. Il est licencié du jour au lendemain pour « raisons financières ». Un comble pour un grand groupe de luxe. 

« Je lui ai demandé si cela avait un rapport avec ma vie privée. Il m’a répondu ‘évidemment, qu’est-ce que tu crois ?’. J’étais complètement abasourdi. »

Soupçonné de "piquer dans la caisse"

Le soir même, François quitte son entreprise. Il part sans ses affaires, sans pouvoir prévenir ses collègues. « Une assistante a vidé mon bureau dans un carton et me l’a déposé à l’accueil du bâtiment », soupire-t-il. Ses collègues l’inondent de messages et d’emails lui demandant des explications.

« Certains me soupçonnaient d’avoir piqué dans la caisse, d’avoir fait une faute grave. J’ai dû mentir. Dire que j'y réfléchissais depuis longtemps. On ne m’aurait pas cru, car le luxe est censé être un environnement LGBT friendly », constate François, amer.

Il semblerait bien que l’homophobie n’épargne aucune couche sociale. Selon la sociologue Emilie Morand, les postes élevés ou « à responsabilité » sont eux aussi concernés.

« Il est mieux de pouvoir associer les cadres supérieurs, qui représentent la boîte, à une conjointe. Car parfois, l'entreprise peut décider qu'elle sera mal représentée si le poste est occupé par une personne LGBT." 

Et François en a fait les frais :

« Ce n’est pas mon travail, mais clairement ma personne qui était visée, ce que je suis. C’est vraiment perturbant, et psychologiquement très dur. »

Les amalgames ont la peau dure

Comme François, Luc* a été soupçonné des pires atrocités. Cet animateur dans un centre pour adolescents dans le sud-ouest de la France a été accusé de pédophilie. Lui n'a jamais caché son homosexualité et dit avoir réussi à "créer une structure avec un climat d'ouverture et de tolérance" bénéfique pour les adolescents. Un climat qui n'a visiblement pas plu à certains collègues et parents.

Après une lettre corbeau reçue par la mairie, Luc a été convoqué par la gendarmerie, qui a finalement abandonné les charges, fautes de preuves. Trop tard. Le mal est fait.

"Ma directrice m'a dit que j'étais trop 'militant'. Cela représentait un réel problème pour certains parents, qui pouvaient imaginer le pire", désespère-t-il. Il a appris il y a peu que son contrat ne sera pas renouvelé au 1er janvier 2019. Il est aujourd'hui en arrêt maladie.

"Je suis innocent, et ils me jettent. J'ai failli me foutre en l'air à cause de ça."

Selon le responsable de la commission juridique de SOS Homophobie, contacté par TÊTU, les secteurs liés à l'enfance sont particulièrement touchés.

"Les hommes ouvertement homosexuels travaillant dans les centre de loisirs, les centre d'éducation spécialisés et dans l'éducation nationale sont plus susceptibles d'être touchés par l'amalgame pédophilie-homosexualité. Et contre toute attente, la fonction publique en est plus fréquemment victime que le secteur privé."

L’homophobie "indémontrable"

Luc n'a pas décidé d'attaquer son employeur. Il est désillusionné par la lourdeur administrative et par le risque que rien n'aboutisse. Peut-être parce que les salariés qui clament ouvertement leur homophobie sont rares. Elle se déploie souvent de manière implicite et sans témoins.

François, lui, a quand même décidé de porter l’affaire devant les prud'hommes. Mais, surprise, son dossier ne fait aucunement mention d’homophobie. « Il n’y a pas d’écrit, pas de témoignage. Mon chef m’a parlé dans son bureau, porte fermée. C’est tout bonnement indémontrable », tranche-t-il, dépité.

Alors, comment faire si l'on ne peut rien démontrer ? Contacté par TÊTU, Etienne Deshoulières, avocat au barreau de Paris, conseille de « tout enregistrer dès que c’est possible ».

« Il faudrait même que cela soit quasi systématique, dès lors qu'on soupçonne un comportement qui suggère une différence de traitement due à l'orientation sexuelle. »

Les prud'hommes trop conservateurs ?

Mais parfois, même en disposant d'une preuve, une victime peut ne pas se voir reconnaître le motif de discrimination liée à l'orientation sexuelle.

En décembre 2016, les juges du conseil des prud'hommes de Paris avaient débouté un coiffeur, traité de « pédé » par sa patronne, considérant que le terme n’était pas homophobe. "Les salons de coiffure emploient régulièrement des personnes homosexuelles. L’employeur n’a pas fait preuve de discrimination à l'encontre de Monsieur (...) mais ce sont des propos injurieux qui ont été prononcés à son égard", écrivaient les juges.

Le salarié insulté de "pédé" avait finalement obtenu gain de cause en appel. Mais la décision des prud'hommes reste incompréhensible. Contacté par TÊTU, le président de SOS Homophobie, Joël Deumier, est formel : les juges des prud'hommes ne sont pas suffisamment formés sur l'homophobie.

"Le système des prud'hommes sur les discriminations LGBTphobes est sclérosé. Il y a un vrai problème de formation. Les juges ne tiennent pas compte des violences subies au travail par les salariés LGBT." 

Selon le responsable de la commission juridique de SOS Homophobie, contacté par TÊTU, les conseils des prud'hommes « sont comparables à la loterie ». Il y a, certes, une protection apportée par le législateur aux personnes LGBT+ - elle est inscrite à l'article 1132 du code du Travail -, mais les juges « apprécient au cas par cas et peuvent être parfois emprunts d’une idéologie conservatrice ».

Les mots insuffisants

Si la justice ne suffit pas à réparer l'injustice, quelles mesures doivent être prises pour lutter contre les discriminations au travail ? Récemment, plusieurs personnalités politiques et entreprises se sont enorgueillies d'avoir signé la charte de l'association l'Autre Cercle, visant à prévenir les discriminations à l’encontre des personnes LGBT dans le monde du travail.

Au total, 107 organisations l'ont adoptée. Parmi elles, des grands groupes comme AXA, France Télévisions... ou BNP Paribas. La banque a pourtant été condamnée en 2016 pour discrimination homophobe envers un salarié.

"Cette charte a le mérite de faire parler du sujet, mais elle doit être accompagnée de mesures concrètes", martèle Joël Deumier. Ce dernier propose l'instauration du témoignage anonyme en cas de recours aux prud'hommes. 

"Il n'y a qu'en protégeant les salariés par l'anonymat qu’ils pourront construire un dossier béton." 

Plus largement, la sensibilisation doit se faire "dans chaque entreprise au plus haut niveau de la hiérarchie ». Seul moyen, pour Joël Deumier, "de diffuser une culture inclusive à tous les niveaux". Un constat partagé par François. "Tout le monde s'en fout. Il n'y a pas d'enquête interne dans les entreprises, le sujet n'est pas abordé, ni par la hiérarchie, ni par les collègues. C'est pour ça que les avocats ne peuvent rien faire ensuite." 

* Les prénoms ont été changés.

Crédit photo : TÊTU.