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Marche des fiertésLa première Marche des Fiertés de Sarajevo, un évènement capital pour les LGBT bosniens

Par Julia Druelle le 09/09/2019
Bosnie

La Bosnie-Herzégovine accueillait dimanche, à Sarajevo, la première  marche des Fiertés de son histoire. Avec de nombreux enjeux pour les personnes LGBT...

"La porte s’il-vous plait!". C’est sous ce slogan que l’on peut aussi traduire par « Je veux sortir! » et dont la version en serbo-croate est utilisée dans les transports en commun, que 2000 personnes ont défilé ce dimanche à Sarajevo, un chiffre quatre fois supérieur aux estimations. La formule est un clin d’oeil à la porte du placard dont les membres de la communauté LGBT sont dit sortir lors de leur coming out. Elle sonne également comme  un appel à l’air dans une société très conservatrice. La Bosnie, pays de 3,5 millions d’habitants au coeur des Balkans, est le dernier pays de la région à organiser une telle manifestation.

Un enjeu de visibilité

« L’invisibilité, l’isolation, le manque de reconnaissance, l’exclusion et la violence, aussi bien dans la sphère privée que publique, sont les principaux problèmes auxquels est confrontée la population LGBT en Bosnie » égrènent ses organisateurs. "La marche des fiertés est ainsi une opportunité importante pour changer ces conditions inacceptables, réduire la peur de la violence et de l’exclusion, informer le public, envoyer un message de diversité et réclamer l’égalité et la liberté."

Sabina est bisexuelle et vit à Sarajevo. « C’est une bonne chose que les gens prennent conscience que la communauté LGBT existe, et aussi que les histoires de familles qui décident de soutenir leurs enfants se propagent. Pas seulement pour les gens qui ont fait leur coming out mais aussi pour tout ceux qui ne l’ont pas fait. Afin qu’il sachent qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent être soutenus. », dit-elle.

Une ambiance festive chargée d’émotion

C’est dans une ambiance festive et chargée d’émotion, au milieu des drapeaux, au son des sifflets et des percussions, que se sont élancés les marcheurs, salués au passage par des sympathisants du haut de leurs balcons. La manifestation s’est conclue devant le parlement où furent prononcés quelques discours.

Plusieurs diplomates étrangers en poste en Bosnie s’étaient joints à la marche, dont l’ambassadeur américain Eric Nelson, ouvertement homosexuel, ainsi que la parlementaire européenne Terry Reintke, membre du parti Vert allemand, et la Commissaire Européenne aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mikhailovic, elle même bosnienne. De nombreux activistes de toute la région étaient aussi présents.

Une marche sous haute surveillance

1250 policiers étaient mobilisés pour sécuriser cette première marche des fiertés, selon une source policière citée par l’AFP. En 2008, 2014 et 2016, des groupes de hooligans et d’islamistes radicaux avaient attaqué des manifestations culturelles LGBT, faisant plusieurs blessés. En avril, l’annonce de la marche déclencha une déferlante de réactions hostiles, allant du discours de haine aux appels à la violence. La plupart des politiciens brillèrent par leur silence, certains appelèrent à son annulation, quand d’autres furent plus explicites.

Par exemple, la député Samra Cosovic Hajdarevic, élue régionale du SDA (le plus grand parti bosniaque, conservateur), qui dans un post facebook supprimé depuis appelait à « isoler et éloigner le plus possible ces gens de nos enfants et de notre société », affirmant que le but de l’évènement était de « détruire l’État et le peuple » . Celles-ci entrainèrent une dénonciation de la part du Conseil de l’Europe, par la voie de sa commissaire aux droits de l’Homme Dunja Mijatovic. "J’appelle les politiciens du pays à s’abstenir de propos publiques qui discrimineraient ou appelleraient à la haine envers la communauté LGBT", urgea-t’elle dans une déclaration de soutien, rappelant que la Convention Européenne des Droits de l’Homme tout comme la loi bosnienne interdisent toute discrimination basée sur leur genre ou leur orientation sexuelle.

Les médias complices

Aida et Ehlimana-Elma sont deux jeunes artistes basées à Sarajevo s’engagent, à travers leur projet audiovisuel « Sestre » (« soeurs »), pour les droits des personnes LGBT, mais aussi pour la cause féministe et pour les droits des travailleurs. L’une d’entre elle fut agressée verbalement et physiquement suite à l’annonce de l’organisation de la marche des fiertés à Sarajevo. Elles dénoncent les représentations fausses et les discours de haine très répandus dans les médias locaux.

"Le sensationnalisme est toujours en vogue lorsqu’il s’agit de couvrir les thématiques LGBT+.  A cause du manque d’éducation, de la pression idéologique venant des sphères religieuses et politiques, la population LGBT est toujours dépeinte comme "déviante", "non naturelle", "primitive", "débauchée"... Elle est victime de nombreuses allégations fausses ou biaisées nourrissant les stéréotypes et la discrimination. Ce qui n’aide en aucun cas à faire évoluer les mentalités. "

Si la perspective de l’adhésion à l’Union Européenne pousse les institutions du pays à se conformer aux acquis communautaires, dont le respect des droits des minorités fait partie, le chemin semble encore long avant l’éradication des préjugés et de la haine.

Une retraditionalisation de la société

Pour Aleksandar Brezar, un journaliste de Sarajevo, observateur des sursauts de son pays, le retard de la Bosnie s’expliquerait par la retraditionalisation de la société suite à la guerre sanglante qui déchira la Bosnie à la fin des années 1990. Entre 1992 et 1995, l’éclatement de la Yougoslavie (dont la Bosnie faisait partie) y engendra un conflit suivant les lignes ethniques bosniaque, serbe et croate qui plus de 100.000 morts.

« À la fin du conflit, au lieu d’embrasser des attitudes socialement progressistes, les politiciens ethno-nationalistes ont cultivé une narration hétéronormative, patriarcale et centrée autour de la famille afin de se maintenir au pouvoir. » explique-t-il. « Ces leaders ont utilisé l’instabilité de la période d’après guerre pour exploiter les peurs primaires et pour promouvoir la retraditionalisation de la société bosnienne, c’est à dire les valeurs nationalistes et traditionnelles combattues par le régime précédent.»

Un problème de fond

Malgré une dé-criminalisation tardive – en 1974 pour la Slovénie et aussi tard qu’en 1998 en Bosnie – la Yougoslavie communiste de Tito connu une certaine libéralisation dans les années 1970 et 1980, qui se traduisit entre autre par l’apparition d’une production culturelle questionnant les valeurs hétéronormées. 

"Cependant notre société n’étaient pas forcément plus ouverte d’esprit individuellement ni plus permissive en général à cette époque", nuance Aleksandar Brezar. «  L’un des écueils de la yougo-nostalgie [la nostalgie de l’époque yougoslave, ndlr] serait de croire que c’était une société parfaite. Ça ne l’était pas, mais comparé à 2019, c’était un bien meilleur point de départ. Il semble que la communauté LGBT doit maintenant mener des combats qu’elle aurait dans d’autres circonstances pu mener bien plus tôt. »

Alen, originaire d’une petite ville du sud ouest de la Bosnie, fait un constat similaire. Cela fait 7 ans qu’il a quitté son pays natal. « Pour les études, mais aussi parce que je suis gay », explique-t-il.  Pour lui, la situation politique d’après-guerre alimente le rejet de l’autre. « La Bosnie est un pays extrêmement divisé selon les lignes ethniques », explique-t-il. « De ce fait, il y a une grande intolérance envers tout ce qui est différent. C’est encore plus vrai envers les minorités. Tant que nous n’aurons pas réglé ce problème de fond, on ne pourra pas faire de progrès », conclut-il.

Le mariage pour tous est encore loin 

Si l’homosexualité n’est plus un crime en Bosnie, les couples de même sexe ne jouissent pas encore des mêmes droits que les couples hétérosexuels. Ainsi, le mariage ne leur est pas ouvert. Isaac et Dalia se sont rencontrés il y a une dizaine d’années. Isaac est un homme transgenre, Dalia est lesbienne. Isaac est bosnien mais c’est en Croatie, d’où Dalia est originaire, que le couple vit. C’est là qu’ils se sont unis, il y a bientôt un an. La Croatie, dernier état en date à être entré dans l’Union Européenne, a ouvert l’union civile aux couples de même sexe en 2014. Celle-ci leur garantit les mêmes droits qu’aux couples mariés hétérosexuels, sauf l’adoption.

Pourtant, leur union n’est pas reconnue en Bosnie, qui ne prévoit pas cette possibilité. « Cela m’attriste » regrette Isaac. « Et j’espère que la marche sera le premier pas vers une réflexion sur le sujet, afin d’ouvrir le mariage aux homosexuels. »

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Le problème des personnes trans'

Kris lui, est un jeune artiste transgenre. Son dernier projet, intitulé « Transition en Bosnie-Herzégovine », s’intéresse à la trans-identité à travers une série de portraits et de textes.
"En Bosnie, il est uniquement possible de changer son genre sur ses papiers d’identité si l’on a effectué une transition médicale", indique-t-il. « Ironiquement, il n’y a pas de possibilité de recevoir les procédures médicales nécessaires à la transition en Bosnie, ce qui signifie que les gens doivent aller à l’étranger pour recevoir les traitement nécessaires, tout cela à leurs frais, bien sûr. Par conséquence, seule une poignée de personne y ont réussi. »

Dimanche, vers 15h, la marche se termine. Après un début d’après-midi ensoleillé, le ciel craque. La pluie tombe à grosses goutes sur les derniers manifestants pas encore dispersés. Quelques instant plus tard, on vit se former au dessus des immeubles… un arc-en-ciel.

 

Crédit photo : AFP