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queerDope Saint Jude, rappeuse queer : "Je suis une ‘artiviste’"

Par Youen Tanguy le 30/10/2019
dope saint jude

Son expérience de drag-king, son rapport au genre, Kim Kardashian.... : la rappeuse sud-africaine Dope Saint Jude s'est confiée à TÊTU à l'occasion de son passage à la Fête de l'Huma, en septembre dernier. Elle sera en concert à Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor) ce jeudi soir.

"Est-ce qu'il y a des féministes ici ?", lance Dope Saint Jude à l'intention d'un public survolté. Presque toutes les mains se lèvent et quelques "Yesssss" résonnent. La rappeuse sud-africaine, encore peu connue du public français, s'est produite à la Fête de l'Humanité le 14 septembre dernier. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que la bête de scène y a fait sensation.

TÊTU a rencontré l'artiste de 29 ans après son concert au festival. Celle qui a déjà sortie deux EP, Reimagined en 2016 et Resilient en 2008, s'est notamment confiée sur ses sources d'inspiration, son rapport au genre, son expérience de drag-king ou encore le mouvement #metoo.

TÊTU : Salut. Alors d'abord, pourquoi avoir choisi Dope Saint Jude comme nom de scène ?

Salut ! Je m'appelle Catherine Saint Jude Pretorius. J'ai remplacé Catherine par Dope.. pour que ça soit plus cool (rires).

Est-ce que tu as commencé à utiliser ce nom en même temps que ton expérience en tant que drag-king, il y a plus de dix ans , à Cape Town ?

Non, à l'époque je disais Saint Dude ("mec", en français, ndlr).

D'où t'es venu cet attrait pour la scène drag ?

Il y avait beaucoup de drag-queens à Cape Town, mais très peu de drag-kings. Alors j'ai monté une troupe. C'était incroyable, mais j'ai arrêté au bout d'un an. Je trouvais ça trop unidimensionnel. J’avais le sentiment de ne pas pouvoir dire tout ce que je voulais quand je me déguisais en homme.

"On voit le pouvoir masculin tous les jours, partout"

Pourquoi ?

Déjà parce que c’est plus drôle de s’habiller en femme (rires). Mais surtout, ça n'est pas aussi excitant de performer la masculinité que la féminité. On voit le pouvoir masculin tous les jours, partout. Alors il n'y a pas d'excitation particulière à le voir aussi sur scène.

Tu te décris comme une femme queer. Qu'est-ce que ça veut dire exactement pour toi ?

Je m'identifie comme lesbienne, mais queer me permet d'être plus inclusive et d'englober l'identité trans, la non-binarité, la bisexualité... Je pense qu'il devrait y avoir une place plus importante pour la fluidité dans notre communauté. Je n'aime pas cette idée qu'il y aurait une seule façon d'être une femme ou un homme. C'est des conneries.

Justement, tu as dis dans une interview que tu "explorais beaucoup d'intersections de la réalité en terme d'identité de genre et d'identité sexuelle". Te reconnais-tu dans la binarité de genre ?

Je m'identifiais beaucoup plus au genre masculin quand j'étais drag-king. Et bien que je m'identifie en tant que femme aujourd'hui, cette expérience m'a permis de découvrir un espace où j'explore ma part de masculinité (elle réfléchit). L'expérience humaine est complexe, notre identité de genre aussi. Ça ne peut pas être juste femme ou homme, ce serait trop ennuyeux. 

Dope Saint Jude, rappeuse queer : "Je suis une ‘artiviste’"

Tu portes un discours relativement minoritaire dans le milieu du hip hop. Est-ce que c'est difficile d'y évoluer en tant que femme queer ?

Ça l'est, mais je pense que les choses bougent. On le voit notamment avec le coming-out de Lil Nas X. On voit même des artistes - hétérosexuels - comme Bad Bunny porter du vernis à ongle ou du maquillage. Ca n'est plus un sujet pour les jeunes, surtout ceux qui sont progressistes. Je crois même qu'être queer permet d'être plus libre. Mais je ne voudrais pas généraliser : c'est un mouvement encore circonscrit à un petit groupe de gens.

Comment décrirais-tu ta musique ?

J'utilise le hip hop comme medium, mais je ne me considère pas comme une artiste hip hop "traditionnelle". Ma musique est plus expérimentale avec un message fort, souvent politique. Je crois vraiment que les artistes doivent utiliser leur voix pour dire des choses auxquelles ils croient et qu'ils ressentent.

Quelles sont tes sources d'inspiration dans le hip hop ?

Mykki Blanco, évidemment. La première fois que je l'ai vu, je me suis dit : 'putain mais c'est quoi ça ? Il est incroyable, tellement rafraichissant !". J'aime aussi beaucoup Angel-Ho, FAKA, Angel Haze.

Et quand tu étais jeune ?

J'ai été très influencée par des artistes poétiques et politiques comme Lauryn Hill ou Tupac. J’ai aussi grandi en lisant Toni Morrison et Mario Angelo.

"C'est difficile d'être une femme noire aujourd'hui"

Je le disais, tu es une femme, tu es queer et tu es noire. Est-ce que tu subis régulièrement des discriminations ?

Je représente beaucoup de choses, mais je n'ai pas de problèmes de discrimination aujourd'hui. Les gens sont sympas avec moi parce que je suis une artiste, que j'habite à Londres et que je voyage beaucoup. Mais de là où je viens, des femmes sont violées ou tuées parce qu'elles sont lesbiennes ou juste parce qu'elles sont des femmes. Tu sais qu'en Afrique du Sud il y a plus de femmes violées que de femmes qui savent lire ? C'est complètement fou... C'est aussi pour ça que je dois utiliser ma voix pour parler de ça.

Dans ta chanson "Brown Baas", tu dis : "Est-ce que vous savez ce que ça fait d'être noire pour une femme comme moi ?". Peux-tu nous en dire plus ?

J'avais 22 ou 23 ans quand j'ai écrit ce morceau et je subissais beaucoup de racisme à l'époque. Mais si ça n’est plus le cas aujourd’hui, cette chanson veut encore dire quelque chose pour moi…Ça me fait repenser à une anecdote. J’ai été retenue une fois à l’aéroport et je sais que c’est parce que je suis une jeune femme sud-africaine, une femme noire. Et ils mes voient aller à Vienne, en France… tout ça en un week-end. Ils ont trouvé ça suspicieux : pourquoi cette fille noire voyage autant ? Je connais ce sentiment. C'est difficile d'être une femme noire aujourd'hui.

Tu chantes aussi dans "Realtalk" : "Les gens de couleurs disent que je suis blanche, les blancs disent que je suis noire, les noires disent que je suis pâle..."

Oui... On a eu l’apartheid en Afrique du Sud avec un système raciale : les noirs, les métisses et les blancs. Moi, les gens n’ont jamais su où 'me mettre'. C'est de ça dont je me moque dans cette chanson. Pendant que vous débattez sur ma couleur de peau, je fais de la musique, je gagne de l’argent. Pendant que vous continuez à discuter, je continuerai à m’enrichir (rires).

Dope Saint Jude, rappeuse queer : "Je suis une ‘artiviste’"

C'était difficile de grandir comme ça ?

Oui, c’était compliqué. Et je dois dire que c’est un soulagement de vivre à Londres, car ici je suis simplement noire. En Afrique du Sud, on a créé des couches entre les personnes noires pour mieux diviser et régner. En Afrique du Sud, je me battait constamment contre moi-même : "Suis-je assez noire ?'"; "Suis-je assez foncée ?" Même si je savais qui j'étais au fond de moi, je ne me suis jamais sentie 'assez' dans mon identité noire. Aujourd'hui, c'est un soulagement de simplement dire que je suis noire.

Tu portes aussi un message féministe dans tes chansons, notamment sur la liberté sexuelle des femmes...

Les hommes ont eu le droit à leur révolution sexuelle il y a bien longtemps... Playboy c'était dans les années 60 (elle hausse les épaules et lève les sourcils). Et cette révolution sexuelle s'est faite aux dépens des femmes. C'est notre heure ! Une femme devrait avoir le droit de coucher avec qui elle veut sans crainte d'être stigmatisée pour ça. 

C'est encore tabou en 2019 ?

Encore trop oui ! Je suis allé à Versailles récemment avec ma petite amie. J’ai toujours été obsédée par la révolution française et j’ai beaucoup étudié l’histoire de Marie-Antoinette que je trouve fascinante. J’ai le sentiment que c’était une femme sexuellement libérée. Elle avait son propre domaine où elle recevait des hommes et des femmes. Elle était problématique pour d’autres raisons, mais en tant que femme, elle était aussi persécutée à cause de cette liberté. Les gens adoraient la détester. Elle me fait un peu penser à Kim Kardashian. Quelqu'un qu'on adore détester. Bref, je suis une geek de l'Histoire de France (rires).

"En tant que femme queer évoluant dans le hip hop, j'incarne parfois la masculinité toxique"

Dirais-tu qu'en tant qu'artiste tu te bats contre la masculinité toxique ?

Complètement (elle réfléchit). Et en même temps, je ne veux pas dire que je me "bats" contre la masculinité toxique". Je dirais que je me bats surtout contre les conséquences de la masculinité toxique : les violences faites aux femmes, les LGBTphobies, le racisme anti-migrants... Mais je ne veux pas donner le sentiment que je déteste les hommes (rires). Ce n'est pas le cas... J'ai grandi dans une famille avec quatre frères. Mais c'est tellement compliqué d'avoir cette discussion avec eux sans qu'ils se sentent tout de suite attaqués...

L'égo masculin...

Oui (rires). Mais ça me concerne aussi ! En tant que femme queer évoluant dans le hip hop, j'incarne parfois la masculinité toxique. Alors je dois constamment 'checker' mes privilèges. C'est un processus qu'on devrait tous faire, hommes et femmes. Mais surtout les hommes (rires). Car en tant que femme, on se pose ces questions toute sa vie : "Est-ce qu'on ne voit pas trop ma poitrine ? Ma jupe n'est-elle pas trop courte ?". Je n'ai pas l'impression que les hommes subissent les même pressions. Mais je ne peux même pas leur en vouloir parce que c'est la société qui a créé ça.

Dope Saint Jude, rappeuse queer : "Je suis une ‘artiviste’"

Selon toi, le mouvement #metoo a aussi permis aux femmes de s'émanciper ?

Bien sûr ! Mais j'espère que ça ne sera pas un mouvement éphémère... Regarde, en 2019 on laisse encore les hommes s'en tirer. On s'enrage, mais ça n'est pas suivi des actes. Je n’arrive pas à croire que quelqu'un comme Donald Trump soit encore président après tout ce qu’il a dit et fait. J’ai aussi beaucoup de respect pour Kendrick Lamar et son engagement contre le racisme, mais il continue de diffuser sa misogynie en toute impunité. Pourquoi ? Parce qu’on refuse le racisme, mais pas la misogynie. La seule raison pour laquelle le racisme est un sujet, c’est parce qu’il inclut les hommes et les femmes. Si ça ne touchait que les femmes, ça n’intéresserait personne.

Est-ce que tu considère comme une activiste ?

Pas vraiment. Je respecte trop le travail des ONG ou des associations pour ça. Je suis une artiste politique, avec une voix et une plateforme qui me permet d'adresser des sujets pour changer les mentalités et ouvrir le dialogue. Je suis une "artiviste" (rires).

Crédit photo : Ginger Sounds