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Marche des fiertésPourquoi le militant français Jean Le Bitoux mérite bien une plaque

Par Tom Umbdenstock le 20/11/2019
Jean Le Bitoux

Une plaque en mémoire du militant homosexuel sera apposée l’année prochaine rue Sedaine à Paris. C’est là qu’il a fondé le Gai Pied, premier journal gay vendu en kiosques. Bientôt dix ans après son décès, c’est un hommage rendu à une vie de combats et de coups de gueule.

Dans un documentaire qui lui a été consacré, et qui est disponible sur Youtube, on voit Jean Le Bitoux s'offusquer : “Je suis homosexuel mais je suis furieux de l’image des homosexuels qui rasent les murs”. A elle-seule, cette phrase pourrait résumer le personnage, militant de toutes les causes homosexuelles, qui n’hésitait pas à se fâcher avec d'autres militants gays : “le problème ce n’est pas les homosexuels mais les homophobes”. Il s’écharpait aussi avec des compagnons de lutte qui ne prenaient pas fait et cause pour le mouvement : ses camarades de gauche, les hommes politiques, les anciens combattants et même certains anciens déportés.

Charmant et fêtard, le fondateur du Gai Pied, premier magazine gay vendu en kiosque, engageait ses comparses à célébrer la fierté gay. Pendant le premier gala du magazine en 1979 au Bataclan, il avait fait un discours autour de l’idée centrale “d'arrêter d’avoir honte, arrêter d’avoir peur.” Les homos devaient faire la fête entre eux, dans la rue. L’ambiance devait être légère, fraîche. Elle accompagnait une rébellion globale...

"Plus on est loin de Paris, plus on souffre"

De cette époque, Jean Stern, son ancien collègue journaliste, se souvient encore des repas du Gai Pied au Palais de la Femme, une cantine tenue par l’Armée du Salut. Jean Le Bitoux était aussi sérieux au travail que léger entre amis. “On y allait toujours à quinze ou vingt avec des garçons plus ou moins ‘folles’. Quinze folles parquées dans cette cantine populaire avec des mères célibataires, des clochards, tout ça à la fin des années 1970.” S’assumer et s’amuser en public faisait partie du combat.

Jean Le Bitoux racontait qu’à l’époque, “Le grand frisson d’un jeune homme de 18 ans, c’est d’aller jusqu’au kiosque et de demander Gai Pied. C’est comme un coming out anonyme.” L’engagement est net : le journal donne une audience beaucoup plus large qu’un tract. Le but est de toucher loin de la capitale, car “plus on est loin de Paris, plus on souffre”.

Les années Gai Pied

Le militant voulait se faire entendre dans chaque région. Une des raisons pour lesquelles il finit par quitter le magazine en 1983, expliquant que "Le Gai Pied était tombé dans le guêpier du consumérisme, de la désinformation et du parisianisme.” Un choix douloureux. “Son grand chagrin c’est d’avoir quitté Gai Pied. Il ne s’en est jamais vraiment remis”, raconte Hervé Latapie, co-président du Centre LGBTQI+ Paris-Île-de-France.

Sans concession, ce n’est pas la première fois que Jean Le Bitoux quittait les siens pour rester fidèle à ses valeurs. En situationniste convaincu dès les années 1970, il avait élevé la voix contre ses camarades de gauche pour marier la cause gay à la cause révolutionnaire.

On a compris qu’on devait mener un combat spécifique de la libération homosexuelle. Les partis de gauche considéraient que la libération homosexuelle était un combat de petits bourgeois. On a été chassés des manifestations comme celle du 1er mai parce qu’on donnait une mauvaise image de la lutte des classes.”, se souvient Jean Stern, son ancien ami rencontré au Groupe de libération homosexuelle-politique et quotidien (GLH-PQ) à Paris. Dès le début des années 1970, Jean Le Bitoux créait le Front homosexuel d’action révolutionnaire à Nice, ville qu’il venait de rejoindre à un peu plus de vingt ans.

Du silence...

Né à Bordeaux en 1948 dans une famille dont le père militaire “était le symbole douloureux d’une absence de tendresse”, Jean Le Bitoux avait passé son adolescence à “ne pas parler”, selon ses propres mots. Une fois éloigné du foyer familial, il a passé sa vie à crier ses revendications, affirmer son identité et sortir la France du placard.

Sur la forme, il gardait pourtant la trace de son éducation bourgeoise. L’homme frêle aux cheveux docilement plaqués portait souvent des chemises, parfois sous un pull, et arborées d’une cravate. Jean Stern fait le portrait d’un ami “littéraire assez classique. Pas dans son combat politique, mais d’un point de vue social. Fils d’une famille de militaires, qui avait appris le piano, et s’habillait de manière classique, il était plutôt minet que punk.” Ses lunettes carrées lui donnaient un air de tête de classe. Jean Le Bitoux a plutôt fini tête de cortège, ou tête de liste.

...à l'indignation

Aux élections législatives de 1978, il s’était présenté comme “candidat homosexuel” aux côtés de Guy Hocquenghem. Le but était d’abord de faire supprimer l’alinéa 2 de l’article 331 du code pénal français. Ces quelques lignes interdisaient encore les relations sexuelles ou intimes entre personnes de même sexe dès lors que l’une d’elles était mineure. Dans les années 1990, il présente au parti des verts une connaissance séropositive pour être candidat aux élections régionales. Mais cela ne s’est pas fait car ce n’était “pas politiquement correct”, se rappelle Hervé Latapie.

Quand on était dans les ministères ou les préfectures, il poussait des colères, on était tous tétanisés. Et quand on se retrouvait dans la rue il éclatait de rire. Il nous expliquait que ‘il faut apprendre à s’indigner. Si on n’exagère pas, on n’est pas pris au sérieux. Si vous êtes trop gentils vous n’obtiendrez rien.’”, rapporte Hussein Bourgi. Ce dernier a pris le relais de Jean Le Bitoux à la présidence du Mémorial de la Déportation Homosexuelle, qu’il avait fondé en 1989.

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Un mémorial pour les homosexuels déportés

Ce mémorial faisait partie de l’autre combat de Jean Le Bitoux, qui portait sa voix comme celle des autres : il fallait exhumer celle des homosexuels incarcérés en camp de concentration. La déportation de 15 000 d’entre eux a longtemps été niée ou minimisée. Pour Jean Le Bitoux, “oublier un déporté, c’est oublier toute la déportation.” Il s'invitait aux cérémonies commémoratives de la Seconde Guerre mondiale pour porter la mémoire de ceux qui ont porté le triangle rose. Au risque de se brouiller avec des anciens combattants, voire d’anciens déportés.

Il avait des relations exécrables avec des anciens combattants qui le détestaient. Ils considéraient qu’il venait parler d’un sujet conflictuel. Il les mettait face à leurs contradictions.” Mais Jean Le Bitoux a su nouer des relations amicales avec des anciens déportés et des anciens combattants qui sont devenus des alliés. “Pour ne plus qu’on nous reproche un quelconque communautarisme”, précise Hussein Bourgi.

En 1994, dans Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, Jean Le Bitoux a prêté sa plume au rescapé qui “parlait en hurlant son indignation.”, se souvient Hussein Bourgi. “Jean Le Bitoux a contribué à apaiser un peu cette indignation, cette blessure, que ressentait Seel.” Un autre ouvrage sur la question paraît en 2002 : Les Oubliés de La Mémoire, dans lequel Jean Le Bitoux raconte le destin de ceux qui ont partagé le sort de Pierre Seel. C’est un travail d’historien, de journaliste, d’écrivain, et de militant. Quand il relate ces histoires, il ne reculait pas “là où l’historien aurait laissé plus de place au doute. Il ne faisait jamais les choses à moitié.”.

Le centre d'archives de la discorde

Au début des années 2000, Bertrand Delanoë, qui souhaitait créer le Centre d’archives et de documentation homosexuelles de Paris, a confié le dossier à Jean Le Bitoux. Mais faute de résultats, il sera écarté après quelques années. Le dossier reste une source de désaccords, et la création du centre d’archives n’est toujours pas actée aujourd’hui, du fait de divergences de point de vue entre le milieu associatif, la mairie de Paris et l’Etat. De nombreux militants lui en veulent encore d'avoir fait capoter cette opportunité. 

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Qu'importe, sans doute. Pour avoir été de toutes les initiatives défendant la cause gay et rendu sa place à l’histoire homosexuelle, Jean Le Bitoux fait à son tour partie de la mémoire du mouvement.

 

Crédit photo : Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons