[PREMIUM] Que ce soit les associations, les militants, la mairie ou l’Etat, tout le monde s’accorde à dire qu’il faut qu’un centre d’archives LGBT+ ouvre à Paris en 2019. Mais, depuis 19 ans, ces différents acteurs ne s’entendent pas sur la façon de faire. Et des divergences se font même entendre au sein du collectif archives LGBTQI, créé en 2017 pour avancer sur ce projet.
Après dix-neuf ans de tergiversations, 2019 sera-t-elle enfin l’année qui verra la création d’un centre d'archives LGBT+ à Paris ? C’est le souhait commun de la Ville et du collectif archives LGBTQI. Une réunion s’est d’ailleurs tenue en ce sens il y a quelques semaines. Preuve que les choses bougent, donc. Mais pas dans le bon sens, à en croire plusieurs membres du collectif.
« On nous convoque à des réunions pour nous expliquer des décisions qui ont déjà été prises, gronde Renaud Chantraine, adhérent du collectif et doctorant en anthropologie. La mairie construit le projet sans nous, il n’y a pas de dialogue. » « Les relations avec la mairie de Paris sont devenues anxiogènes », abonde le co-trésorier du collectif, Patrick Comoy. Les discussions semblent aujourd’hui être au point mort. Pour comprendre le débat, il faut d’abord remonter presque 20 ans en arrière, en 2001.
Un projet serpent de mer
Bertrand Delanoë, alors en campagne pour le poste de maire de Paris, fait part de son intention de créer un « Centre d’archives et de documentation homosexuelles de Paris » (CADHP). Le dossier est placé entre les mains de Jean Le Bitoux, cofondateur du magazine Le Gai Pied. Une subvention de 100.000 euros est votée par la mairie en 2002 et un local mis à disposition. Mais Le Bitoux est finalement écarté quatre ans plus tard, faute de résultats, au profit de Stéphane Martinet, alors adjoint chargé de la Culture et du Patrimoine et maire du 11e arrondissement. Mais rien ne bouge.
C’est le décès de Le Bitoux, en 2010, qui relance une nouvelle fois le débat. Il a légué ses archives personnelles au futur centre LGBT+. Le militant anti-racisme et anti-homophobie Louis-Georges Tin, aujourd’hui président d'honneur du CRAN, est nommé dans la foulée par Delanoë pour reprendre le dossier. « Le projet était au point mort lorsque j’ai été contacté, confie aujourd’hui le militant à TÊTU. Le maire a pensé que je serais la bonne personne car il fallait quelqu’un reconnu par les scientifiques, les associatifs et la mairie. »
Et puis… rebelote ! Le projet est une nouvelle fois abandonné, faute de financement de l’Etat, selon Louis-Georges Tin. Les choses s’agitent en septembre 2017. Grâce à l'effervescence autour du film de Robin Campillo, « 120 Battements par minute », le collectif Archives LGBTQI voit le jour. Quelques mois plus tard, le premier adjoint à la maire de Paris en charge de la Culture de l'époque, Bruno Julliard, promet dans Libération l’ouverture d’un centre d’ici à 2020.
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Mais Julliard démissionne quelques mois plus tard en grande pompe et est remplacé par Emmanuel Grégoire, qui s’empare à son tour du dossier. Le 15 janvier dernier, le nouveau premier adjoint d’Anne Hidalgo et trois autres élus municipaux envoient une lettre au collectif, leur annonçant la pré-identification d’un lieu de 520m2 pour accueillir le centre, le lancement dans les prochains mois d’un appel à projet et surtout la gestion partagée avec les « structures publiques spécialisées dans la conservation des archives ». Ce dernier point passe très mal auprès du collectif.
« Demain, je pense qu’une mairie de droite fera ce lieu plus rapidement »
S’en suit une réunion - quelque peu mouvementée à en croire les participant.e.s - dix jours plus tard. L’objectif de la mairie y est clairement affiché : le centre doit ouvrir avant la fin de l’année. Un agenda ambitieux, mis à mal par les positions du collectif. « Si ça continue, la mairie de Paris va déposséder la communauté LGBT du centre communautaire auquel elle a droit, dénonce le sociologue et chercheur Sam Bourcier. Elle veut ouvrir un fake (faux, NDLR) centre d’archives pour des raisons de communication électorale. Demain, je pense qu’une mairie de droite ferait ce lieu plus rapidement. »
L’un des points de désaccord majeur porte sur la gouvernance du lieu. La mairie dit souhaiter une co-gestion « à dominante associative » entre les archives publiques et le collectif. Selon l’élu Emmanuel Grégoire, la gestion des fonds par les Archives nationales permettra de « garantir leur pérennité » face à un tissu associatif français « fragile en matière de gouvernance et de finance ».
Il ajoute : « Les associations ont vocation exclusive à l’animer, mais le sujet des archives est d’intérêt national. Ça mérite donc que l’on crée les conditions de stockage par les archives publiques. L’Etat en a d’ailleurs fait une condition du financement. »
Une information en partie confirmée par le Délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) Frédéric Potier. « On ne fait pas de condition de co-financement, nous explique-t-il, mais c’est ce qui nous semble le plus logique et le plus pertinent. Le stockage d’archives est un métier. Quelques centres en France le font, mais ça ne s’improvise pas. » Et d’ajouter : « On ne peut pas dire à une structure publique : ‘donnez nous le local, les moyens financiers et on s’occupe de tout’. »
Contacté par TÊTU, le ministère de la Culture dit ne pas avoir encore été sollicité par la mairie de Paris, mais semble aller dans le sens de la co-gestion. « Il paraît normal qu’un centre d’archives LGBT parle avec les Archives nationales qui elles-mêmes conservent déjà les archives de Aides, Act-Up ou David & Jonathan. »
Vers un tri des archives ?
Mais le collectif, qui dit avoir toujours plaidé pour l’ouverture d’un centre communautaire avec des espaces de stockage, de collecte, de consultation et d’exposition, ne voit pas les choses du même oeil. « Ce modèle de co-gestion est incohérent », rétorque d’emblée le doctorant en anthropologie Renaud Chantraine, que nous avons rencontré dans un café du XVIIIe arrondissement avec trois de ses collègues. « Les archives publiques ont des critères qui ne correspondent pas à la spécificité de la mémoire, de l’histoire et des cultures LGBT (…) ils ne savent pas les traiter, les comprendre, les valoriser et en prendre soin. S’il y a si peu d’archives LGBT dans les archives publiques, il y a une raison ! »
Selon lui, ce système entraînera de facto le tri des archives par les institutions. « On choisira ce qui est une ‘bonne’ ou une ‘mauvaise’ archive ». Une crainte largement partagée par Phan Bigotte, président de l’académie Gay et Lesbienne. Ce rescapé du Sida possède, selon lui, la plus grande collection d’archives LGBT en France : 300m2 de son pavillon y sont dédiés. On y trouve des livres, des revues, des films et même des jeux de société.
« Une délégation des archives nationales est venue à l’académie il y trois ans, nous explique-t-il. Nous avons des dizaines de milliers de documents, mais tout ce qui les intéressait se trouvait dans trois armoires. » Et d’ajouter : « Il y aura un tri sélectif au bon vouloir des institutions, ce qui va à l’encontre de tout ce que l’on a fait depuis 18 ans. » Il redoute par exemple que des affiches, des badges ou des pancartes de manifestations ne soit pas conservés.
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Autre danger selon eux : la dislocation des archives. « Que va-t-on faire des livres, des revues, des objets, des matériaux de manifs, des costumes de gay pride… ? », s’inquiète Renaud Chantraine. « Les Archives nationales ne stockent pas les objets physiques, mais uniquement le papier, ajoute le président de SOS Homophobie, Joël Deumier qui insiste sur l’importance de numériser et dématerialiser les archives pour les rendre « facilement accessible à tou.te.s ».
Un faux sujet pour Emmanuel Grégoire qui répond que, pour la Mairie, le stockage et l’accès aux archives doit « se décider dans un protocole technique précis ». Le sujet devrait d’ailleurs être abordé lors d’une prochaine réunion, prévue en avril prochain selon nos informations, durant laquelle devrait être rédigé l’appel à projet.
« Je ne voudrais pas que le militantisme l’emporte sur l’intérêt public »
Cet appel à projet, qui devrait être publié en mai prochain, vise à trouver une structure associative « pour l’animation d’un espace de valorisation et de travail », le tout dans le lieu déjà identifié, situé au 22 Rue Malher (IVe arrondissement de Paris). « On nous prend pour des pom-pom girls », regrette Sam Bourcier qui ajoute que le lieu choisi n’est « absolument pas adapté au projet ». « On veut juste se servir de nous pour faire des choses qu’ils ne savent pas faire », abonde Renaud Chantraine.
Pour Emmanuel Grégoire, l’appel à projet est surtout un moyen de définir ce que veulent les uns et les autres, mais aussi l’occasion de « re-questionner le nombre de personnes qui participent au projet ». « Le collectif ne fait pas l’unanimité absolue et on veut l’aider à s’ouvrir en matière de gouvernance. »
Et d’ajouter, sèchement : « Je ne voudrais pas que le militantisme l’emporte sur l’intérêt public (...) Ils auraient voulu qu’on dise : 'on ne fait pas d'appel à projet, on vous donne un local, on vous fait un gros chèque tout de suite, vous vous débrouillez et on se revoit tous les 15 ans'. Ce n'est pas comme ça que ça marche. »
Il ajoute que les membres du collectif ne sont pas tous aussi catégoriques. Des sources associatives et municipales évoquent en effet « une minorité influente au sein du collectif » qui « noyaute le dossier. »
Des avis divergents au sein du collectif
De son côté Clémence Zamora-Cruz, porte-parole de l’Inter-LGBT, association membre du collectif reconnaît qu’il existe « des divergences de point de vue » au sein du groupe. « Mais les discussions continuent et ce qui va l’emporter, c’est le bon sens. »
S’il reconnait que « la proposition de la mairie ne semble pas être entièrement adéquate », Omar Didi, le président du MAG Jeunes LGBT, estime qu’une co-gestion peut être intéressante si elle est assortie des « garde-fous nécessaires et qu’elle permet à la communauté LGBT d’avoir pleinement accès à ces archives et d’en être propriétaire ».
Joël Deumier, le président de SOS Homophobie, structure également membre du collectif Archives LGBTQI, est du même avis. Il va même un peu plus loin : « Il faut d’un côté conserver la légitimité associative, mais aussi que les pouvoirs publics soient associés en co-gestion pour garantir la solidité du dispositif. »
Pourtant, bon nombre de centres d’archives LGBT+ à l’étranger sont gérés par des associations, comme ceux de Berlin, Londres, New York ou San Francisco. Il en existe également un à Marseille, où travaille d’ailleurs Renaud Chantraine : « Le conservateur avec qui j’échange au musée national de Marseille (Mucem), voit un intérêt immense à l’existence de ces fonds qui ne sont pas conservés dans les institutions publiques. »
Et Sam Bourcier d’abonder dans un soupir : « Par qui veut-on que ce soit produit ? Par des archivistes en gants blancs dans des salles de lecture où règne le silence et la poussière ? Ou veut-on une archive qui fait du bruit parce que la vie fait du bruit et qu’il faut s’ouvrir aux gens ? ». Il ajoute que le collectif pourrait très bien s’occuper de gérer le centre de A à Z puisqu’il est composé de militants associatifs et de particuliers, mais aussi d’archivistes, de scientifiques de bibliothécaires ou encore de journalistes.
« Un centre d’archives LGBT naitra à Paris en 2019 »
Mais la décision semble bel et bien prise du côté de la municipalité : « un centre d’archives LGBT naitra à Paris en 2019 », annonce Emmanuel Grégoire. A l’automne, selon nos informations. « Ceux qui ne veulent pas, et ils en ont le droit le plus absolu, feront autre chose, continue l’élu. Mais si toutes les associations disent non, il se passera ce qui se passe depuis longtemps : on repartira à zéro. »
Au-delà des désaccords, une chose fait en tout cas consensus : il y a urgence à ouvrir ce centre. « Les jours passent et des tas de choses partent à la poubelle, lâche Phan Bigotte, las d’attendre. Des gens meurent avant d’avoir raconté leur histoire. C’est un immense gâchis. »
Crédits photo : Renaud Chantraine