De passage à Paris pour parler de son premier album, le musicien américain évoque avec nous les questions de rap, de race et de rage qui traversent son parcours.
Le temps du premier album est enfin venu pour Ojay Morgan, aka Zebra Katz. On l’attendait depuis Ima Read, un single devenu viral après que Rick Owens l’a choisi pour un de ses défilés. C’était en 2012. Zebra Katz se dévoilait alors en rappeur expérimental mais aussi en producteur, en danseur, en performeur. Le temps a passé. Il s’est fait la main avec deux mixtapes, une poignée d’ep et plusieurs collaborations sur le Humanz de Gorillaz. Et puis est enfin venu ce premier album, Less is Moor, qui impose pour de bon le style percutant de son auteur.
Enregistré entre Berlin et Londres, le disque de cet Américain de Floride, quoique Berlinois d’adoption, est difficilement réductible au schéma vaguement modeux du « hip-hop queer », dans lequel on a trop souvent voulu ranger Zebra Katz (avec d’autres artistes comme Mykki Blanco, Le1f, Cakes Da Killa ou encore House Of Ladosha). Car Zebra Katz, 33 ans aujourd’hui, invente tout un univers baigné d’influences allant de la drum and bass à la cold wave, citant par ailleurs l’importance de Little Richard, Nina Simone, Grace Jones ou encore James Baldwin à ses yeux. Le propos de ce premier album ? L’expérience d’un Américain noir et LGBT+ dans un monde violent, où la rage est parfois difficile à contenir. Rencontre.
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Que racontes-tu dans ce premier album ?
Il me semble que je synthétise le chemin parcouru depuis la création du personnage Zebra Katz, en 2007. J’en profite pour aborder des sujets qui me tiennent à cœur. On dit souvent qu’un artiste doit refléter son époque, et c’est vraiment ce que j’ai envie de faire. Par exemple, ça me semble impossible de ne pas être politique avec le corps que j’ai. James Baldwin disait : « Etre Noir dans ce pays (les Etats-Unis – ndlr), c’est ressentir de la rage quasiment tout le temps. » Je parle de cette rage dans cet album. Je danse avec. Je la mets en adéquation avec mon esthétique. Ce titre, Less is Moor, est à la fois une ode au minimalisme et une façon d’exprimer cette idée : on donne toujours moins aux Noirs qu’aux autres, mais on en attend toujours plus de leur part.
Cet album arrive presque huit ans après le succès de ton single Ima Read. La tendance est pourtant à surfer sur l’engouement, et à dégainer un premier album au plus vite.
Quand on n’a ni les moyens ni les équipes de Beyonce, ce n’est pas forcément une évidence de penser au format album. Ces dernières années, je gagnais très bien ma vie avec mes singles et mes collabs. Je voyageais pour mes concerts. Les choses ont juste pris le temps de se faire. Ce premier album, je le sors avec le label que j’ai monté. Je l’ai pensé comme je l’ai voulu, quand je l’ai voulu. Je n’ai pas de manager pour me mettre la pression pour faire ceci ou cela. On croit souvent que les musiciens sont très entourés mais je suis mon principal soutien, depuis le premier jour !
Qu’est-ce qui a changé dans ta vie pendant tout ce temps ?
L’élément déclencheur, comme tu l’as dit, ça a été Ima Read. A l’époque de sa sortie, je travaillais pour une entreprise de catering. Et puis un jour, au travail, mon téléphone se met à vibrer comme un malade : Rick Owens vient de passer le morceau pendant son défilé. Ça a été une opportunité de sauter le pas et d’assumer une vie d’artiste, en l’occurrence de musicien et de patron de label. J’ai démissionné à la suite de ça, pour m’y consacrer. Depuis, ça a parfois été difficile mais je n’ai jamais regretté une seconde cette décision.
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Et en tant qu’artiste, tu vois les choses différemment aujourd’hui ? Le Zebra Katz de 2012 aurait-il pu sortir Less Is Moor ?
Si j’avais eu l’argent, oui ! Mais ce n’était pas le cas. Zebra Katz est un personnage. Moi, je gère le label, les vidéos, les interviews. Et lui, il fait le reste. J’ai mis du temps à avoir assez de confiance en moi pour assumer ce personnage. Le succès de Ima Read, à l’époque, a été une vraie surprise. Et une vraie chance, même si je n’étais pas prêt. Il a fallu tout apprendre après ce premier succès inespéré. Du coup, j’ai appris.
A l’époque, la presse parlait beaucoup de l’émergence d’un « hip-hop queer ». On a voulu en faire un genre en soi.
Ces publications ont voulu nous mettre dans le même panier. C’était une façon de parler de race, mais sans assumer de le faire. Et puis le rap est le seul genre musical à s’être vu sexualisé de cette manière-là. Pourquoi il faudrait requalifier le rap selon l’orientation sexuelle, et pas les autres genres musicaux ? Parler de « hip-hop queer » est injuste car c’est une généralité qui empêche d’exister par soi-même, avec ses différences et sa musique, et qui contribue à nous montrer uniquement selon une image formatée des Noirs. Hélas, je ne crois pas que les choses aient beaucoup changé depuis 2012.
C’est compliqué, d’une quelconque manière, d’être Américain, Noir, LGBT+ et de faire du rap ?
Rap ou pas, la vie est compliquée pour quiconque ayant un corps comme le mien. Je suis dépendant, malgré moi, des projections que les autres entretiennent sur la race et le genre. Je ne peux pas contrôler ces pensées. Je dois donc essayer de ne pas y penser. Mais ça aussi, c’est problématique. La visibilité est importante. Est-ce que je pense être une figure communautaire à laquelle les kids peuvent s’identifier pour mieux vivre leur vie ? L’identification, c’est la clé. Je suis très fier de qui je suis et de ce que je fais. Je suis Noir. Je suis queer. Je fais du rap.
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S’installer à Berlin, ça a aidé ?
Quand on est Noir, c’est plus facile d’avoir l’esprit tranquille à Berlin. Aux Etats-Unis, on nous tire dessus, on nous surveille. Il y a de quoi se révolter. J’aimerais qu’on arrive un jour à dialoguer sur ces sujets. Et qu’on en aborde de nouveaux. Le terrorisme blanc, par exemple. On ne parle jamais de terrorisme blanc, alors que c’est une réalité. En revanche, on parle volontiers de « hip-hop queer » ! Tout ça m’emmerde… En attendant, je crois qu’on a besoin de danser. Et de s’exprimer. C’est ce que je fais avec cet album.
Ta musique, c’est vraiment du rap ? Tes influences vont bien au-delà.
Les gens disent que je fais du rap… Je préfère dire que je suis musicien plutôt que rappeur, mais bon. En musique aussi, je suis genre-nonconforming ! Tout à l’heure, je parlais des choses qu’on projetait sur les corps Noirs. Typiquement, on projette sur moi le fait d’être un rappeur. En réalité, je suis un artiste pluridisciplinaire. Et parfois, je rappe.
Tu as travaillé avec Gorillaz. C’était comment ?
C’était une sacrée expérience. On m’aurait dit, quelques années auparavant, que je serai sur le prochain album de Gorillaz, j’aurais explosé de rire. Ça semblait impossible, et pourtant. Il a fallu apprendre, une nouvelle fois. Par exemple : comment rester fidèle à soi-même en écrivant pour une entité complètement différente ? C’est le genre de questions que j’ai dû me poser. J’ai aussi beaucoup appris en tournée. Ils jouent dans des salles immenses, devant des familles. Moi, j’ai plutôt l’habitude de me produire dans des caves ! Et puis je me suis retrouvé sur le même album que Grace Jones, qui a également bossé dessus. C’est monumental pour moi.
On a pas mal parlé des huit dernières années. Tu attends quoi des huit prochaines ?
Toujours plus de musique, de vidéos, de danse, de collabs ! Si vous avez du talent, écrivez-moi. Je gère moi-même mes réseaux sociaux. Je veux des rencontres, des challenges. Et si j’ai l’argent pour, j’espère sortir un deuxième album dès l’année prochaine.
Propos recueillis par Maxime de Abreu
L'album Less is Moor (ZFK Records) de Zebra Katz sort le 20 mars 2020.