Jean-Luc Romero-Michel a perdu son mari, Christophe, en 2018, des suites d’une overdose liée au chemsex. Il raconte son deuil dans un livre, Plus vivant que jamais, à paraître le 11 juin. Il a accepté de parler de deuil, de drogues, de prévention et de militantisme avec TÊTU.
TÊTU : Vous publiez Plus vivant que jamais, un livre sensible sur la mort de votre mari, Christophe Romero-Michel. Un livre, un journal de deuil mais aussi une déclaration d’amour, poignante, à l’homme qui partageait votre vie, mort d’une overdose de GBL, ingéré pendant une rencontre sexuelle... Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?
Jean-Luc Romero-Michel : La mort de Christophe a été d'une violence absolue. Je n'ai jamais pensé qu'il pourrait partir avant moi, il était si jeune. 31 ans... (Il marque une pause.) C'est Valérie Trierweiler qui m'a dit d'écrire, que ce serait thérapeutique. Alors j'ai commencé ce journal, en quelque sorte, qui m'a aidé à me rappeler à quel point, pendant onze ans, on a vécu des moments heureux. À quel point Christophe était l'histoire la plus importante de ma vie. J'ai beaucoup pleuré en l'écrivant, et en même temps, cette démarche m'a permis de trouver du positif dans cette période sombre.
C’est aussi une déclaration d’amour à vos proches, et notamment à votre famille militante. La famille, pour les personnes LGBT+ ou pour les associatifs, c’est aussi ça ?
Mes meilleurs amis ont été effondrés quand Christophe est mort. J’ai eu de la chance. Certains élus ont été très présents. On parle de famille dans les associations, de famille politiques, et je l’ai vécu vraiment vécu comme une réalité. Cette solidarité je l’ai retrouvée aussi chez les jeunes militants de l'Association pour le droit à mourir dans la dignité qu'avait recrutés Christophe m’ont accompagné dans les démarches les plus difficiles. Le militantisme, on a parfois l'impression que c'est devenu quelque chose de négatif, alors qu'il n'y a rien de plus beau. Surtout quand on se bat pour des questions éminemment importantes dans nos vies.
"Quand la veuve de Jean d'Ormesson raconte leurs infidélités, ça ne choque personne. Mais si un gay raconte la même histoire, c'est un pervers."
Une famille qui vous a aidé à supporter la brutalité de la presse, des enquêteurs... Qu'est-ce qui, selon vous, a autorisé les gens à traiter la mort de Christophe de cette façon ?
Je n'avais jamais été confronté à ça. On vient faire une perquisition chez vous, et on se retrouve au commissariat, comme si on était coupable... Chez les policiers, l'affaire n'intéressait pas trop, il n'y avait pas de réseau à démanteler... Je pense que c'est surtout pour cela qu'ils ont pu être un peu abrupts, mais ils s'en sont rapidement rendu compte.
Plus largement, sur le traitement de la mort de Christophe, il y a dans l'opinion publique une espèce de mépris sur les modes de vie des gays, un mépris qui tient surtout d'un mythe et de réflexions très moralisatrice sur le couple libre. Mais de nombreux mariages hétéros qui durent reposent aussi sur une certaine ouverture. Quand la veuve de Jean d'Ormesson raconte leurs infidélités, ça ne choque personne. Mais si un gay raconte la même histoire, c'est un pervers. Cela dit, le mariage pour tous a commencé à changer les mentalités. Construire quelque chose avec quelqu'un, c'est ce que veut l'immense majorité des gens. Y compris chez les homosexuels. Les gens commencent à s'en rendre compte.
Christophe est mort d'une overdose de GBL. À ce jour, et vous le dites dans le livre, personne ne compte les morts du chemsex. Pourquoi ?
On est dans le tabou total, personne n’en parle, à part quelques assos spécialisées et les médias communautaires. Pas un seul ministre de la Santé n'a quelque chose a dire là-dessus, alors qu'il est urgent d'informer les gens sur le chemsex, et plus largement sur les drogues de synthèses. J'ai un ami de 56 ans qui a rencontré il y a deux mois un jeune homme qui lui a proposé du GBL. Il avait bu toute la soirée, et il ne savait qu'il ne fallait pas ingérer cette substance si on avait bu de l'alcool. Il a fait un coma de deux jours. Je ne suis pas dans le jugement, chacun peut faire ce qu'il veut, mais il faut être informé des risques. Et la plupart des gens n'ont accès à aucune information sur ce sujet.
Certains comparent le chemsex à l'épidémie de sida, que pensez vous de cette analogie ?
Elle est un peu forte mais pas dépourvue de sens. On ne va pas avoir trente millions de morts du chemsex, mais on serait très très étonnés du chiffre que ça représente. Le phénomène général de prise de drogues de synthèse est très sous-estimée, et, comme le sida, met mal à l’aise les autorités. On préfère rester dans la clandestinité, laisser les assos faire leur tambouille, informer tant qu’elles peuvent... Mais on va vers quelque chose de très grave.
Christophe faisait partie du tissu militant, celui-là même qui a accès à l'information, et ça ne l'a pas sauvé...
Christophe avait effectivement accès à l'information. Il faisait même énormément de prévention auprès de ses amis, et leur rappelait fréquemment de ne pas boire d'alcool quand ils prenaient du GBL. En revanche, ce n'était peut-être pas le cas de la personne chez qui on l'a retrouvé, qui n'a jamais appelé les secours alors que Christophe gisait, inanimé, sur le sol. Certains des utilisateurs de ces produits le font très sérieusement, de manière très sécurisée. Ils sont particulièrement vigilants sur le dosage, le respect d'un certain délai entre chaque prise... Mais croyez-vous vraiment que ce soit le cas de toutes les personnes qui vous proposent du chemsex sur Grindr ?
"Bien sûr que Grindr, comme les autres, est en partie responsable."
Justement, les applications de rencontres comme Grindr n'ont-elles pas une responsabilité dans la propagation de cette pratique ?
Bien sûr que Grindr, comme les autres, est en partie responsable. Je fais une petite expérience depuis la mort de Christophe. J'ajoute systématiquement en favori les comptes qui annoncent vendre du GHB. Même après quelques semaines, les comptes sont parfois toujours là. Et s'ils ont été supprimés, de nouveaux sont créés, presque instantanément. Quand on voit que certains annoncent même vendre de la cocaïne, qui contrairement au GBL, est illégale, je trouve ça incroyable. L'application a de nombreux utilisateurs en France, et elle doit agir plus vite pour empêcher que les gens ne vendent ces produits, et surtout, encore une fois, informer ses utilisateurs sur les bonnes pratiques, et les risques qu'ils encourent.
Vous qui connaissez bien la communauté gay, comment peut-on expliquer son attrait grandissant pour le chemsex ?
On a énormément avancé avec le mariage, qui a légitimé de nombreux couples, et "l'amour" homosexuel. Mais on reste dans une société dans laquelle il est toujours difficile de s'accepter, de faire son coming out. Il y a la solitude, dans les grandes villes, le vieillissement aussi, qui n'est jamais simple quand on est LGBT+. Peu de structures ont été réfléchies pour ça. Alors les vieux LGBT+ se retrouvent entourés d'hétéros, sans enfants ou petits-enfants pour leur rendre visite, et doivent retourner au placard. Les produits libèrent les gens, quel que soit leur âge. Les fait se sentir moins seuls peut-être, rend plus câlins, plus tactiles. Mais ce n'est pas nouveau. Il y a toujours eu des produits .
"Les parents ne sont même pas au courant qu'il existe autre chose que le cannabis."
Ne faut-il pas interdire le GHB/GBL ?
Je ne crois pas à la pénalisation. Si on interdit le GBL, un autre produit émergera, et ce sera la même chose. Les gens ne sauront toujours pas ce qu'ils prennent, et seront incapables d'évaluer les risques, et c'est valable pour toutes les drogues. Car on parle beaucoup du chemsex et du GBL, mais les drogues de synthèses dépassent largement le cadre sexuel et la communauté gay. Quand on voit, dans les club, des gamins qui boivent de l'eau, complètement déchaînés, on sait que ce n'est pas l'eau qui les met dans cet état. Comment on fait pour avoir conscience de ce qu'on ingère quand il n'y a pas de testing ? Quand d'une fois sur l'autre, le produit est sous-dosé, surdosé, ou que ce n'est même pas le produit que vous pensez avoir acheté ?
C'est un échec politique, selon vous ?
Je le redis, je ne crois pas à la pénalisation parce qu'elle ne fonctionne pas. 80 % de mes amis ont déjà pris un produit de synthèse dans leur vie. On ne peut pas mettre un policier derrière chaque personne. Mais les pouvoirs publics ont peur de prendre des mesures qui ne soient pas des mesures de pénalisation. Le problème, c'est qu'on a déjà du mal à contrôler le système des dealers habituels, alors comment voulez-vous qu'on contrôle les ventes de GBL, en accès libre sur Internet ? Les parents ne sont même pas au courant qu'il existe autre chose que le cannabis. On ne parle que de cannabis dans ce pays. Alors que leurs enfants ont peut-être déjà reçu un colis de GBL ou d'amphétamines commandés sur Internet.
"Le deuil, on ne vous autorise pas à le faire."
Beaucoup de vos amis sont politiques, ou en tout cas des personnalités publiques qui pourraient avoir un poids dans le débat public sur ces questions. Comment les mobiliser, si votre peine, la peine d’un ami, n’est même pas suffisante ?
Vous savez, je milite aussi pour le droit à mourir dans la dignité, et 90 % des gens y sont favorables. Mais la sexualité, la mort, la drogue, sont encore des choses taboues. N'importe quel politique qui prônerait autre chose que la pénalisation a peur de passer pour un irresponsable. Mais des choses changent. Vous parlez de mes amis politiques, eh bien mon amie Anne Hidalgo s'est saisie de cette question, et s'est engagée à faire davantage de prévention si elle est réélue à la mairie de Paris.
La prévention contre les drogues de synthèse sera-t-elle votre "dernier" combat ?
J’ai mené beaucoup de combats, et je n'ai pas terminé mon deuil. Parce que vous savez, le deuil, on ne vous autorise pas à le faire. Au bout de trois mois, la société nous demande de passer à autre chose. On ne peut pas dire ça aux gens. Le deuil, les anniversaires sont nécessaires comme l’acceptation de notre propre finitude. C'est très violent pour moi aujourd'hui, et je ne me sens pas capable de refaire ce que j'ai fait avec le sida, la fin de vie, mais je veux aider les assos pour que ce dossier soit au dessus de la pile. Si on gagne les élections c’est un des premiers dossiers dont je vais m’occuper.