TRIBUNE. Dans un tweet, la Manif Pour Tous a appelé le gouvernement à s'occuper du sort des auteurs précarisés plutôt que de la PMA. L'auteur Julien Dufresne-Lamy a tenu à leur répondre.
Ma chère Manif pour Tous,
Un grand merci, de grâce, pour ton tweet qui a su m'émouvoir. Entends-moi bien, c'est la première fois que tu t'enquiers gentiment de moi, alors ça me mobilise. Et je sais que tu as un fétiche obstiné pour les mobilisations.
L'édition et les auteurs souffrent en silence. @EmmanuelMacron, votre rôle est de protéger tous les Français, même ceux qui ne hurlent pas leurs revendications communautaires à longueur de journée ! #PMAsansPère pic.twitter.com/MhPtGYbMYn
— La Manif Pour Tous (@LaManifPourTous) June 18, 2020
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Certains pourraient s'indigner de ton message. D'autres pourraient parler de récupération, d'instrumentalisation ou de propagande. Mais je suis bon joueur et j'aime et connais les mots pour ce qu'ils sont. Faut dire aussi que j'ai un faible pour les jolies sournoiseries. Les énormités si énormes qu'elles finissent par attendrir. Alors je te tire mon chapeau et surtout je me mets à ta place. Je t'imagine, toi là devant ta table, l'air affecté, prêt à élaborer ton tweet avant le dîner du soir, et peut-être qu'il y a un crucifix sur le mur en face de toi ou peut-être pas mais je t'arrête tout de suite, je n'ai rien contre les crucifix et autres décos en bois branchées. Je suis moi-même un jeune écrivain baptisé, qu'on se passe le mot, histoire d'éviter en première ligne les débats sclérosés.
"Vois-tu, je souffre plus douloureusement pour toutes celles et tous ceux que tu t'acharnes à montrer du doigt, à écraser, à piétiner, à humilier à coup de pancartes au message haineux portées par des enfants qui n'ont rien demandé."
Ma chère manif, il est vrai que les auteurs souffrent en silence. Mais vois-tu, je souffre plus douloureusement et sans commune mesure pour les femmes, pour les lesbiennes, pour les trans, pour les gays, pour les queers, pour toutes celles et tous ceux que tu t'acharnes à montrer du doigt, à écraser, à piétiner, à humilier à coup de pancartes au message haineux portées par des enfants qui n'ont rien demandé. Toute cette belle violence que tu nous postillonnes au visage, depuis le 17 novembre 2012, jour de ta divine conception, moi ça me fout le cafard.
Quand il y a quelques années, les trottoirs étaient autant envahis de papiers gras Starbucks que de tes flyers rose fuschia et bleu layette. Quand lors des débats pour la PMA pour toutes l'automne dernier, j'entends une député dire qu'elle aime porter ses enfants sur les épaules mais que rien ne vaut les épaules d'un père, "plus belles et plus fortes". Cette douce catilinaire t'a fait du bien, n'est-ce pas ? Moi, ça me déprime sec, ça me flingue, ça ne me fait même plus rire. Tout ça me colle une douleur au bide qui, à force de piques, d'acharnement, de traumatismes, se loge dans ma chair, se cramponne, là, à jamais. Une douleur muette, tu sais ce que c'est ?
"Tu t'en fous au fond, des auteurs, n'est-ce pas ?"
Je veux faire attention en écrivant ces mots. Je parle en mon nom et au nom de mes spasmes. Je parle pour moi, peut-être aussi pour une dizaine, une trentaine, une cinquantaine d'auteur.e.s que je connais, fréquente depuis ces huit années que je publie, ces auteur.e.s avec qui j'échange longuement sur nos conditions précaires, quand nous enchaînons éreinté.e.s les 2e classe bondées entre Dunkerque et Toulon, pour nous rendre dans des salons/bibliothèques/librairies trop souvent à titre gracieux ou presque et venir parler de nos livres qui nous animent tant - mais qui pour la grande majorité de nous ne font pas vivre.
On peut se poser et en parler si tu veux ? De nos revendications précieuses pour notre survie. Des cadres de rémunération plus clairs. 10% de droits d'auteur peu importe le secteur éditorial. La question aussi des arrêts de travail, des congés parentaux ou des indemnités journalières quand un auteur choppe la grippe ou un cancer, parce que oui, écrire est un travail et l'écrivain.e mérite protection. Je continue la liste de nos demandes ? Peut-être pas. Parce que tu t'en fous au fond, des auteurs, n'est-ce pas ? Parce que tu te contentes de mettre la situation préoccupante des auteur.e.s en concurrence avec ce sujet essentiel que représente la PMA et le projet de loi bioéthique, comme tu aurais pu le faire avec..., les féminicides, le racisme, le dérèglement climatique... Ou la protection des nains de jardin. La vie, l'amour, la famille, tu sais, ça ne se met pas en balance. Et surtout cela ne sera jamais une moisissure sophiste bafouillée en 160 caractères.
Plus j'y pense, plus je me dis que tu ressembles beaucoup à cette connaissance un peu naze que l'on se farcit en soirée. Ce type qui proclame fiérot à l'assemblée qu'il connaît un mec écrivain et une meuf romancière, brandis à la foule, en suprêmes parangons de classe et de cool, mais qui n'est pas foutu d'ouvrir un de leurs bouquins, encore moins de s'intéresser à leur métier, à leurs difficultés, à ce que ça veut dire vraiment, aujourd'hui, écrire des livres.
"Ca craint comme seul Dieu le sait de manger à longueur de journée ta violence."
Oh mais tu as raison, c'est prestigieux d'écrire des histoires, de signer à des lecteurs aimants, d'avoir son nom publié dans le Monde ou prononcé sur les ondes de France Culture. Pour sûr ça récolte des wow, des décollements de la rétine, des exclamations haut perchées au-dessus des plats de charcuterie. C'est immanquable. Nous sommes les neurochirurgiens du domaine culturel. Nous attirons curiosités et questions, toujours dans cet ordre : "Mais t'as déjà publié ?" / "Mais genre t'es à la Fnac" / "Et ton dernier, t'en as vendu combien ?" Et toi, chère manif, qui es si préoccupée par notre cas alors que nous ne t'avons rien demandé, tu sais combien de livres nous vendons et dans quelles conditions ? En moyenne, un roman français se vend entre 500 et 800 exemplaires et ça craint.
Ca craint, comme ça craint aussi de finir à l'hosto, les genoux brisés, quand un mec prend le risque d'embrasser son amoureux, et ce même après le mariage pour tous. Tu vois, tu t'es emballée pour peanuts. Rien n'a changé. Ca craint de se faire virer de chez papa-maman et de vivre dans la rue quand tu ne te ne reconnais pas dans le genre assigné à ta naissance. Ca craint surtout et pour ce qui nous intéresse ici, de ne pas pouvoir avoir de gosse quand on est une femme qui en aime une autre et ça craint comme seul Dieu le sait de manger à longueur de journée ta violence, ta peur, ton intolérance et ton triste entêtement.
Mais heureusement, les auteurs et les autrices sont là. Pour écrire, pour mettre en balance comme tu le fais, avec un peu de justesse, avec un peu de réalité. Pour dire les choses comme elles sont. Pour témoigner du monde, sans fard et sans refoulement. Pour raconter l'altérité, la diversité, l'inclusion, pour décrire le premier ou la première que tu croiseras tout à l'heure dans la rue, peu importe son genre, son orientation sexuelle, son physique, sa religion, ses désirs de famille, l'écrire trait pour trait, comme il ou elle le mérite.
"Que s'est il passé ? Je veux dire, entre ces commandements là, nobles, respectueux, et ce que tu fabriques, ici et maintenant, à cette table à dîner, les doigts rabougris sur ton clavier et la bouche si amère qu'elle va finir encombrée d'aphtes."
Parfois, je me demande ce qui te motive vraiment, quand tu rédiges tes tweets, quand tu écris ces slogans dont tu as le secret, quand tu te vautres dans cette langue vipérine et mesquine, lancée à corps perdu dans ces croisades nauséabondes pour priver ton prochain de ses droits les plus inaliénables. C'est con mais je repense à tous ces préceptes chrétiens qui flottaient tout autour de moi quand j'étais gamin. Et non, je ne comprends pas. Quelque chose m'échappe. Qu'est-ce qui ne va pas, va plus ? Que s'est il passé ? Je veux dire, entre ces commandements là, nobles, respectueux, et ce que tu fabriques, ici et maintenant, à cette table à dîner, les doigts rabougris sur ton clavier et la bouche si amère qu'elle va finir encombrée d'aphtes.
Ne m'en veux pas pour cet élan. Tu sais les aphtes, ça se guérit. En quatre jours, c'est parti. Ne m'en veux pas non plus pour ne pas te laisser ni mon mail ni mon adresse en vue d'une réponse de ta part. Je n'ai pas envie de discuter. J'ai envie d'écrire, je veux dire travailler, et surtout de rencontrer les lecteurs et les libraires qui depuis quatre mois me manquent et qui, eux, me permettent de vivre, de penser, de m'éduquer, de voter, de lire, de m'engager, d'espérer.
Si à tout hasard, tu cherches des bouquins pour cet été, les miens sont à ta dispo, tu les trouveras dans toutes ces librairies indépendantes qu'il faut soutenir séance tenante. D'ailleurs, j'en profite pour te dire que mon prochain roman sort dans deux mois et qu'il parle d'une famille comme tu les aimes. Un livre sur l'amour, sur un clan, sur un père prénommée Alice que tu ne pourras qu'aimer. J'espère qu'à la rentrée littéraire, tu l'achèteras, en soutien à nous, auteurs, comme tu aimes à le fanfaronner. Et comme je ne suis pas bien revanchard, je te ferais même la petite dédicace.
Julien Dufresne-Lamy
Dernier livre paru : "Jolis, jolis monstres", Belfond, 2019