Les personnages queers et racisés ne courent pas la télévision francophone. La réalisatrice belge Kis Keya entend changer la donne avec son projet de série inédit.
Mars 2019. L'épisode pilote d'Extranostro est mis en ligne sur YouTube. Dès lors, bien qu'il reste plutôt confidentiel, les retours sont dithyrambiques. À raison, puisque ce projet offre une visibilité sans pareille à la communauté noire LGBT+. Devant la caméra, on suit les tribulations d'une bande de collègues travaillant pour Rainbow Trip, une agence de voyage queer-friendly. Au sein du groupe, Bibiche, un séducteur (trop) entreprenant et féru de danse. Mais aussi Babette, sa confidente plutôt paumée en amour. Il y a également Alex, le nouveau venu à l'orientation sexuelle encore floue. Tous sont noirs, et tous sont queers.
Dans le sillage d'un premier épisode prometteur, la créatrice Kis Keya s'est mis en tête de faire germer le projet au maximum. C'est ainsi qu'elle a lancé une cagnotte KissKissBankBank afin de financer la suite de l'aventure Extranostro. Avec, comme mot d'ordre, toujours plus de diversité à l'écran. Afin de mieux cerner toute l'audace de ce projet de série afroqueer, TÊTU a passé un coup de fil à sa créatrice.
Comment est né le projet Extranostro ?
Au départ, je voulais faire un long-métrage pour parler de l'homophobie dans les familles africaines, où certains hommes mènent une double vie et se marient pour cacher leur homosexualité. J'envisageais plutôt un drame. Mais un long-métrage, comme son nom l'indique, c'est long à faire. Et pendant que j'étais en train de travailler sur ce projet, il y a eu plusieurs faits divers catastrophique. Notamment un père, qui avait tiré une balle dans la tête de son fils de 12 ans parce qu'il était homosexuel. C'était une famille noire. Je me suis dit qu'il fallait agir plus vite, qu'il fallait parler de ça, maintenant. Je me disais aussi qu'il fallait une vision plus large parce qu'un film, surtout un film comme ça, va se retrouver dans un festival élitiste ou être projeté dans des petits cinémas, et risque de rater sa cible. C'est pour ça que je suis allée vers la websérie, pour toucher un public plus large.
Pour moi, il fallait aussi et surtout que tous les jeunes et moins jeunes se voient à l'image et se sentent moins isolés, surtout ceux qui sont en Afrique mais ça s'applique aussi pour ceux issus de la diaspora. Je voulais être dans une démarche d'empowerment, donc je suis allé vers quelque chose de plus positif que mon idée initiale de long-métrage.
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Avez-vous choisi des personnes issues de la communauté LGBT+ pour interpréter les personnages ?
À partir du moment où je faisais un casting pour des personnages noirs et queers, un tri naturel s'est effectué car très peu voulaient bien le faire. Je sais que c'est un débat qui se pose dans d'autres situations : est-ce que les personnes queers à l'image doivent être queers dans la vraie vie ? Là-dessus, j'ai un peu mon point de vue. Mais en tout cas, au vu de la difficulté du projet, je ne me suis pas restreinte, et la plupart sont quand même concernés.
Quid des scénaristes du projet ?
J'ai écrit toute seule le pilote. Maintenant, on est quatre et je me suis entourée de personnes concernées. Il y a un homme gay, une femme noire queer, une autre femme queer. J'essaie de faire en sorte que ce soit le plus varié possible. L'idée, c'est d'arriver à un modèle à l'américaine, avec un groupe d'écriture large et beaucoup de personnalités et vécus différents.
En matière de séries, avez-vous eu des influences particulières ?
Alors, oui. Une chose qu'il faut préciser, c'est qu'il n'existe pas d'autre série afroqueer en français. Au niveau des modèles, c'était donc forcément limité. Mais j'en avais un. C'était Noah's Arc, une série américaine datant de 2005 créée par Patrik-Ian Polk. Je me rappelle beaucoup de cette série et je pense même que mon personnage principal, Bibiche, a été un peu inspiré de Noah pour son côté lumineux. Après elle, il n'y en a plus eu dans le même genre à la télévision. Il y en a eu d'autres sur le web, mais elles étaient toujours américaines.
À l'échelle francophone, quelle vision avez-vous de la représentativité dans la fiction ? Notamment vis-à-vis des personnes queers et racisées ?
En France ou dans les pays francophone, l'intersection, ça n'existe pas. Aux États-Unis, ils ont encore le meilleur ami homo noir fofolle qui est jamais très loin, mais il n'a pas d'identité propre. Dans le cinéma belge ou français, je n'en vois pas. Dans l'audiovisuel occidental réalisé par des Blancs ou des Blanches, quand il y a un personnage noir, il est là pour certaines raisons. "On a un Noir, parce que". Parce que c'est un réfugié, parce que c'est un gars de banlieue...
Ce personnage devient un porte-drapeau. Il n'a aucune complexité ou aucune histoire propre à lui. Le contraire est très rare. Il sert souvent de faire-valoir au personnage principal. C'est le rôle de l'ami noir qui est là pour montrer que le personnage principal est ouvert d'esprit parce qu'il a un ami noir. Mais en tout cas, quand un directeur de casting lance un appel pour un acteur noir ou une actrice noire, c'est pour une raison précise. C'est la grande différence ici avec ma série, où chaque personnage a son caractère, sa complexité. Ce sont des vrais personnages et ça change tout.
Comment on peut changer ça ?
Les personnes concernées doivent produire. Mais il faut qu'elles aient accès aux écoles de cinéma. Toute la chaîne est défaillante. Mais c'est en train d'évoluer. Les personnes concernées deviennent réalisatrices ou productrices. Il y a une volonté, mais les aides ne suivent pas forcément. Parce que ceux qui fournissent justement ces aides financières n'ont pas encore compris l'urgence de la situation. Donc on fait des crowdfunding, des autoproductions. On patiente.
Justement, vous avez lancé une campagne de crowdfunding pour financer le projet et produire une saison complète...
J'ai démarré dans l'esprit crowdfunding dès le début parce que je savais qu'avec des personnages principaux non seulement noirs mais noirs et queers, ça allait être compliqué à subventionner. Les investisseurs ont souvent l'impression que ce ne sont pas des personnages qui sont "rentables". Pourtant, on a vu avec Black Panther ou Hidden Figures que des projets mettant en scène des personnages principaux noirs peuvent être rentable.
Mon aspiration, c'est de financer la première saison en crowdfunding, puis qu'une plateforme de streaming soit touchée par le projet et veuille bien l'acheter et m'accompagner pour la suite. J'ai vu des exemples qui ont fonctionné comme ça - comme Eastsiders, qui a été hébergée, puis produite, par Netflix. C'est un peu ça, l'objectif.
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Pourquoi pensez-vous qu'un projet comme le vôtre doit voir le jour ?
Quand on parle de visibilité et de représentativité, j'ai souvent l'impression que certains pensent ne pas en avoir besoin. Pour moi, c'est tout le contraire. En Europe, si on est blanc, on se voit partout, que ce soit dans la publicité, à la télé ou au cinéma. Tout le temps. Cette représentativité, certains en bénéficient sans avoir besoin de la réclamer. D'autres sont dans l'invisibilité totale et c'est difficile parfois pour se construire, surtout si on expérimente un certain rejet.
Il ne faut même pas avoir une vie difficile pour avoir ce besoin de se voir à l'écran et de se reconnaître. Mais ça l'est encore plus si on vit quelque chose de compliqué. Je pense que toutes les sphères de l'humanité ont ce besoin d'être représentées, de se sentir considérées. C'est important pour pouvoir avancer.
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Crédit photo : Kis Keya