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interviewPaul B. Preciado : "J’invite les gays à brancher la machine révolutionnaire"

Par Adrien Naselli le 10/10/2020
Paul B. Preciado

Le philosophe et activiste trans est "l'invité intellectuel de l'année" du Centre Pompidou. Pour l'occasion, il convoque autour de lui un cénacle d'invité·es détonnant·es, de Virginie Despentes à la chanteuse Yseult. Rencontre avec le penseur queer le plus brillant de sa génération.

Empêché de tenir son cycle de conférences intitulé "Une nouvelle histoire de la sexualité" à cause du confinement, l'"invité intellectuel" 2020 du Centre Pompidou, à Paris, revient du 15 au 19 octobre. Et il revient bien entouré ! Paul B. Preciado réunit autour de lui un large panel de personnalités engagées (Adèle Haenel, Virginie Despentes, Rokhaya Diallo, pour ne citer que les plus connues) dans un "séminaire public et performatif" qui prend pour point de départ le livre de Michel Foucault paru à la fin des années 1970, Histoire de la sexualité. Monument de pensée indépassable ? Pas pour le philosophe, qui rend hommage à ce "grand-père" homosexuel dans le placard emporté par le sida en 1984, tout en pointant ses "zones d’ombre" comme les luttes féministes et antiracistes ou l’identité de genre.

Place des gays dans les mouvements LGBT+, "déboulonnage" de la plaque de Guy Hocquenghem, redéfinition des frontières entre les genres et les sexualités : le regard de Preciado est précieux car il nous prend par la main, loin des invectives des plateaux télé et de la polarisation des opinions sur les réseaux sociaux. Rencontre – virtuelle – avec un grand penseur queer qui nous invite à faire la révolution.

Votre séminaire intitulé "Une nouvelle histoire de la sexualité" a muté en "cluster révolutionnaire" ! Qu’est-ce que la pandémie a changé dans votre réflexion ?

Paul B. Preciado : J’ai peut-être été choisi comme « l’invité intellectuel de l’année » par le Centre Pompidou – passons sur cette étrangeté (il rit) – mais ce qui est certain, c’est que je suis l’intellectuel de l’année covid ! Trois jours après le début du séminaire qui avait commencé le 6 mars 2020, je suis tombé malade, et le Centre a fermé. Il y avait beaucoup de public lors de la première séance, des gens très jeunes qui ne sont pas familiers du musée Beaubourg. En fait, sans le savoir, on avait créé un cluster révolutionnaire !

Au moment du confinement, plusieurs mouvements militants ont pris contact avec moi. Une explosion ! Il y a eu la visibilité des mouvements racisés, avec les manifestations du collectif Adama Traoré et le mouvement Black lives matter. La France connait un nouveau contexte politique. Cela ne faisait aucun sens de reprendre mon séminaire en solo. Je voulais une chorale pour représenter la multiplicité de mouvements très hétérogènes.

Vous invitez des personnalités issues de disciplines très diverses, de la musique comme la chanteuse Yseult à l’université en passant par le cinéma avec Adèle Haenel. Que peut-on attendre de ces rencontres ?

La question est : comment brancher la machine révolutionnaire aujourd’hui ? Comment sort-on d’un féminisme normatif, essentialiste, désexualisé, qui exclut les trans et les personnes racisées ? Cette rencontre de féministes inclut aussi un danseur gay, un chorégraphe trans, des femmes trans, des travailleuses du sexe… avec la possibilité de créer des connexions, bien que chaque mouvement ait des objectifs très différents. Je voulais à tout prix éviter la logique de l’identité. Pour moi, la question ne réside pas seulement dans le fait d’être racisé, gay, lesbienne, trans, etc. mais dans le fait qu’il y a une transversale politique révolutionnaire.

Moi qui ai vécu aux Etats-Unis, en Grèce et en Allemagne, je me rends compte que les institutions françaises ont du mal à se laisser transformer par la critique féministe, queer et anti-raciste. Alors même qu’il y a un bouillonnement d’activisme dans la rue en France, les institutions, elles, n’ont pas beaucoup bougé. Il faut ajouter à cela un contexte d’autorité très français qui fait qu’on ne touche pas aux grandes figures : Simone de Beauvoir, par exemple, serait une montagne indépassable. Toute la forêt du féminisme se cache derrière elle. C’est la même chose avec Michel Foucault, dont je me sens plus proche. Son Histoire de la sexualité a transformé l’activisme de l’époque. Mais on ne peut plus le regarder comme un monument sacré : son histoire de la sexualité n’est pas achevée !

Selon vous, en quoi cette Histoire de la sexualité, publiée en trois tomes entre la fin des années 70 et le début des années 80, a été un marqueur déterminant ?

Il faut comprendre contre qui et pourquoi Foucault écrit à l’époque. On est dans un contexte très marxiste dans lequel la sexualité apparait secondaire voire non pertinente. Seule importe alors la lutte des classes : on étudie la production, surtout pas la reproduction. Foucault, lui, met la sexualité au centre et dit que l’homosexualité n’existe pas en tant que telle, qu’elle est fabriquée, qu’elle est la construction d’un rapport entre savoir et pouvoir. C’est lui qui montre que la médecine et la police ont d’une certaine manière « produit » l’homosexualité. C’était donc une critique radicale de la modernité scientifique, mais aussi de la gauche des années 70.

C’est pourquoi, quelque part, je me revendique foucaldien. Mais il y avait aussi des points aveugles dans la pensée foucaldienne : elle est le regard situé d’un homme homosexuel au placard, issu de la bourgeoisie parisienne des années 50-60, professeur au Collège de France. Il n’a pris en considération ni les luttes féministes, ni l’invention de la notion de genre, ni la dimension coloniale de l’histoire de la sexualité. Enfin, Foucault est mort du sida et cela a été passé sous silence. Or l’apparition du sida à partir des années 80 va créer une nouvelle condition, aussi bien dans les technologies politiques de production et de contrôle de la subjectivité sexuelle que dans les luttes d’émancipation des corps.

Je sens que Foucault est plus mon grand-père que mon propre grand-père, dans le sens où il y a une forte filiation politique !

C’est pourquoi dites vous que Michel Foucault est une sorte de « grand-père » pour nous ?

J’aime bien le voir comme un grand-père, dans mon rapport à une généalogie queer et transféministe. Je sens que Foucault est plus mon grand-père que mon propre grand-père, dans le sens où il y a une forte filiation politique ! Et puis il est aussi un grand-père car il a beaucoup de petits-enfants... même s'ils sont très rebelles. Que mes invité.e.s se définissent comme transféministes, intersectionnelles ou décoloniales n’est pas le plus important. L’objectif est de donner une visibilité à des formes d’antagonisme politique qui sont à l’œuvre aujourd’hui et qui restent de mon point de vue extrêmement marginales dans le discours aussi bien médiatique qu’institutionnel. Seule règle : éviter à tout prix les exclusions identitaires, par exemple les féministes qui excluent les personnes trans, ou celle qui excluent les personnes racisées. Pour moi, l’expression adéquate serait « féminisme porno punk » : la dissidence et la sexualité comme force de transformation sociale.

Quelle pourrait être la place des gays dans ce mouvement ?

Pour commencer, je rappelle que nous sommes plusieurs trans à ne pas s’identifier comme hétérosexuels, ou à se définir comme gays ! Je m’identifie par exemple comme pansexuel, et ma sexualité est queer… Par ailleurs, plusieurs de mes invités sont gays. Edouard Louis n’était malheureusement pas disponible mais vous pourrez rencontrer Volmir Cordeiro, un danseur gay brésilien, ou encore Kengné Téguia, que je définirais comme le queer du futur : il est gay, racisé, séropositif non-entendant, et fait de son travail artistique une stratégie politique.

Quelle est la place des gays dans cet ensemble ? Elle est centrale : c’est leur critique de la masculinité dominante. Malheureusement, beaucoup de féministes ont encore tendance à assimiler les gays aux hommes hétérosexuels, à faire cet amalgame horrible. Cela m’arrive à moi aussi, maintenant que je suis soi-disant un homme. Je leur dis : attention ! Un homme hétérosexuel, un homme gay ou un homme trans ne sont absolument pas la même chose. Il y a en soi une énorme radicalité dans la position gay. J’aimerais donc que les gays, en tout cas les gays queers, ceux qui sont dans une position politique dissidente, soient avec nous pour brancher cette machine révolutionnaire.

Malheureusement, beaucoup de féministes ont encore tendance à assimiler les gays aux hommes hétérosexuels, à faire cet amalgame horrible.

Que voulez-vous dire par « gays qui ne sont pas queers » ?

Je veux parler des gays normatifs et des gays misogynes et racistes, des gays d’extrême droite. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’orientation sexuelle, c’est aussi une question de positionnement politique. Certains gays n’ont pas pris conscience de leur propre positionnement politique et disent qu’ils aspirent seulement à la normalité. Or toute personne gay, tout garçon gay a été l’objet ou est encore l’objet d’énormément de violence et notamment de violences patriarcales. Quand je dis queer, je ne parle pas de théorie queer universitaire !

Comment faire alors pour créer des convergences ?

Mon sentiment, c’est qu’il y a eu un tel travail des mouvements féministes dans les dernières années que le mouvement gay s’est peut-être senti devancé. Les activistes gays ont du mal à trouver leur place dans ce mouvement. Alors il est temps pour eux de se dire féministes ! Nous avons besoin de voix gays dissidentes qui disent : « oui, nous sommes aussi l’objet de la violence patriarcale ! » Dans ce cas, la position gay est une position féministe qui va à l’encontre de la misogynie.

Le mouvement gay a été très puissant avec les luttes contre le sida. Dans les années 80, ce n’était pas la même chose d’être séropo que de ne pas l’être et la question du sida a transformé les positions politiques des homosexuels. Ensuite, il y a eu le développement de la culture gay, et les mouvements queers sont apparus pour s’opposer à la normalisation de la culture gay dans la culture hétérosexuelle. Je pense qu’il y a urgence pour une prise de conscience des autres formes d’exclusion à l’intérieur du mouvement gay : le mouvement gay racisé, ou le mouvement gay des sourds et malentendants, des handi, ou encore les questions de classe.

Je profite de cette conversation avec Têtu pour lancer un appel à ouvrir un mouvement « Me Too » dans le mouvement gay.

Comment expliquer qu’il n’y ait pas encore véritablement de « Me Too » gay ?

On n’entend pas suffisamment les hommes gays qui ont été l’objet de violence sexuelle pendant l’enfance ou après l’enfance. Je profite de cette conversation avec Têtu pour lancer un appel à ouvrir un mouvement « Me Too » dans le mouvement gay. Il y a urgence à ouvrir le placard de la violence sexuelle et de genre à l’intérieur du mouvement gay.

J’observe d’ailleurs qu’il y a une nouvelle génération de gays très jeunes, entre 16 et 21 ans, prête à mener ce combat. Je parle par exemple des personnes qui viennent à mes conférences : vous croyez qu'ils sont gays mais ils s’identifient souvent en tant que queers, non-binaires, anti-racistes. Ils font une critique transversale de la masculinité, de l’hétérosexualité, du racisme et du binarisme !

Dans l’introduction de votre livre Un appartement sur Uranus, vous rendez hommage aux hommes qui tentaient de définir leur homosexualité avant même l’invention du terme, au XIXe siècle… à l’image du juriste allemand Karl-Heinrich Ulrichs, qui inventa le terme « uraniste. » Faut-il se définir comme uraniste ?

(Il rit) Magnifique ! Pour moi, Uranus est une utopie politique et poétique qui précède nos différences identitaires et regroupe toutes les personnes qui se retrouvent hors de la norme hétérosexuelle. Il faut avoir en tête que nos différences identitaires répondent à une taxonomie normative de la modernité coloniale, qui a créé les catégories d’hétéros, de lesbiennes et de gays. Dans ce monde, pas d’autre voie possible. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas être gay, identifié gay, et aimer les hommes. Mais il faut avoir la conscience critique que dans une société hétérosexuelle patriarcale, les gays ne seront jamais des hommes comme les autres.

Paul B. Preciado : « J’invite les gays à brancher la machine révolutionnaire »
Paul B. Preciado par Marie Rouge

Dans le livre, on retrouve avec émotion les chroniques que vous avez écrites en 2013 pendant les débats du mariage pour tous… Quel souvenir gardez-vous de cette période ?

J’étais personnellement touché. Dans mon cas, cela s’explique car je suis né en Espagne dans une culture franquiste et donc fasciste, même si Franco était mort. Cela nous a pris du temps de sortir d’une culture de la répression et de la violence. Il m’était inimaginable qu’en France des gens prennent des positions que je décrirais comme fascistes. Je me suis senti à nouveau comme un enfant. L’enfant que j’étais en Espagne. J’étais terrifié et j’ai tout de suite pensé aux enfants qui sont nés dans ces familles de la Manif pour tous, car je suis né dans une famille catholique homophobe. J’ai connu de nouveau la peur d’être tué par ses parents, d’être détesté par eux. La protection de l’enfance est toujours l’excuse utilisée par les mouvements de droite et d’extrême-droite. Or protéger l’enfance, c’est protéger les droits de liberté sexuelle et de genre des enfants, qui ne sont absolument pas respectés. La normalisation vous tombe dessus dès la naissance et continue de manière très violente à l’école, avec l’exclusion des enfants LGBT et queer que l’on connait.

Je cite le début et la fin de votre texte adressé aux enfants de la Manif pour tous, intitulé « La Balle » (p.77) : « L’homosexualité est un sniper silencieux qui colle une balle dans le cœur des enfants dans les cours de récréation, il vise sans chercher à savoir s’ils sont gosses de bobos, d’agnostiques ou de catholiques intégristes […] Et je voudrais dire à ces enfants : la vie est merveilleuse, nous vous attendons, ici, nous sommes nombreux, nous sommes tous tombés sous la rafale, nous sommes les amants aux poitrines ouvertes. Vous n’êtes pas seuls. » Vous prenez dans vos bras toutes les identités !

C’est comme ça dans ma vie aussi. Par moment je me sens gay, par moment je me sens trans, par moment je me sens encore lesbienne, par moment je me sens femme, par moment rien de tout ça. Je suis très sollicité par les familles qui ont des enfants trans, de 8, 10 ans... Je les adore. Quelque part, ce sont mes enfants aussi. C’est ce que je disais à propos de Michel Foucault : nous avons droit à cette généalogie parallèle, nous sommes tous les enfants d’Uranus. Et je veux veiller à ce qu’il y ait de la place pour les enfants d’Uranus, toujours. Je dois dire qu’avec les débats autour de « pédoland » à la mairie de Paris [mot inscrit sur une pancarte appelant à la démission du conseiller Christophe Girard, ndlr], je flippe des dérapages faciles qui créent une animosité à l’encontre des pédés. C’est pourquoi j’aimerais qu’ils viennent à nos journées ! Je sens une homophobie très forte autour de nous. Un homme qui refuse l’hétérosexualité dans une culture patriarcale, c’est inadmissible.

Il n’y a pas deux personnes plus éloignées que Guy Hocquenghem et Gabriel Matzneff.

Pensez-vous aux récents débats autour du journaliste et militant Guy Hocquenghem, mort du sida en 1988, accusé d’avoir défendu la pédophilie ?

Oui. Je suis en train de traduire un texte sur lui qui a déjà été publié en anglais, en espagnol et en italien. J’ai vu cet épisode comme une énorme méconnaissance de notre histoire politique. A l’époque, l’amalgame entre pédérastie et pédophilie était constant, à cause de cette même racine grecque. En somme, tous les pédés étaient considérés par la société comme des pédophiles en puissance. N’oublions pas non plus que l’homosexualité était criminalisée, donc toute rencontre entre deux personnes de même sexe était criminelle et pathologique. Il faut lire les textes de Hocquenghem et du Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire) à l’époque comme un appel à la dépathologisation de l’homosexualité ! Pour résumer, je dirais qu’il n’y a pas deux personnes plus éloignées que Guy Hocquenghem et Gabriel Matzneff. Ils sont complètement opposés.

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Hocquenghem demandait simplement le droit, en tant que gamin de 16 ans, à s’exprimer sexuellement sans être importuné par la police. L’action des féministes de droite qui ont enlevé sa plaque commémorative est ridicule, et je ne parle même pas de la mairie de Paris qui les a suivies dans une espèce de panique électoraliste. J’ai entendu à la radio des débats sur cette histoire, personne ne savait qui était Guy Hocquenghem. On assiste à un double effacement : d’une part nous étions déjà effacés de l’histoire politique de la France, et maintenant nous sommes de surcroît effacés par une confusion totalement ridicule entre agression de l’enfance et droit des enfants à leur propre sexualité, ce qui n’a rien à voir.

La polarisation des débats n’est jamais une bonne chose. Comme je vous l’ai dit, je suis foucaldien et pourtant très critique par rapport à Foucault. Je ne vais ni lui dresser un monument, ni lui retirer sa plaque ! Idem pour Hocquenghem. Il faut s’efforcer d’avoir un regard critique sur l’Histoire.

Séminaire public et performatif "Une nouvelle histoire de la sexualité", du 15 au 19 octobre 2020 au Centre Pompidou, à Paris. Complet mais disponible en ligne.

Livre  Un appartement sur Uranus, disponible aux éditions Grasset. 335 pages, 21,50€