Abo

féminismeMarie Kirschen : "Il y a un lien très fort entre les luttes contre les LGBTQIphobies et les combats féministes"

Passée par Têtu — plus spécifiquement têtue.com pour celleux qui ont bien suivi — mais aussi Libération, Buzzfeed et Les Inrocks, la rédactrice en chef du magazine lesbien Well Well Well Marie Kirschen est inarrêtable. Aux côtés de l’illustratrice féministe Anna Wanda Gogusey, elle publie un premier essai de vulgarisation, très pop : Herstory, histoire(s)…

Photo : Marie Kirschen

Illustrations : Anna Wanda Gogusey.

Passée par Têtu — plus spécifiquement têtue.com pour celleux qui ont bien suivi — mais aussi Libération, Buzzfeed et Les Inrocks, la rédactrice en chef du magazine lesbien Well Well Well Marie Kirschen est inarrêtable. Aux côtés de l’illustratrice féministe Anna Wanda Gogusey, elle publie un premier essai de vulgarisation, très pop : Herstory, histoire(s) des féminismes, aux éditions La Ville Brûle. De « adelphité » à « Wonder Woman », ce joyeux et pointu abécédaire illustré du féminisme revient sur les notions les plus connues (et donc souvent galvaudées) du féminisme, et sur de nombreux événements injustement méconnus de ses luttes. Au retour d’un séjour bricolage très « cliché lesbien » dans le Perche, Marie Kirschen a pris le temps de répondre à nos questions sur sa première publication, par webcam interposée...

Têtu : Ton livre Herstory, histoire(s) des féminismes est sorti le 8 mars dernier, Journée internationale des droits des femmes. Comment tu te sens ?

Marie Kirschen : Très contente ! La maison d'édition a fait en sorte que le livre sorte pour cette date, afin d'accompagner ce temps fort des questions féministes. Il y a plein de beaux ouvrages qui sont sortis au même moment, et ça me fait plaisir de constater qu'il y a une vraie augmentation des titres féministes ces dernières années. Avant cela, c’était toujours frustrant de ne pas voir grand chose sortir autour du 8 mars qui est pourtant un moment symbolique où il se passe plus de choses que d'habitude. J'avais la sensation que l'offre éditoriale n'était pas à la hauteur de l'importance du sujet. Là, il y a beaucoup de retard à rattraper et on voit de plus en plus de livres féministes sortir dernièrement. C'est un constat agréable.

C'est vrai. Et pas que pour le 8 mars ! Ces derniers mois on a eu « Le génie lesbien » d’Alice Coffin, « Moi les hommes je les déteste » de Pauline Hermange, « Une histoire de genres » de Lexie, « Féminisme & pop culture » de Jennifer Padjemi…

Oui, je pense que ces dernières années, les maisons d'édition ont pris conscience qu'il y avait un sujet, voire des sujets, avec le féminisme, que ça intéressait des lectrices, des lecteurs…

Jusqu’ici, ce n’était pas le cas ?

Ce bouquin, j'ai eu l'idée de l'écrire il y a dix ans et à ce moment-là, je me demandais « mais qui va vouloir publier ça ? » Je me disais que j'allais galérer pour être éditée, car les problématiques féministes étaient alors beaucoup moins dans l'air du temps. Je vois bien qu'aujourd'hui, c'est plus facile d'aller démarcher des maisons d'édition pour leur proposer le sujet, on sent qu'il y a un intérêt. Il faut dire que dans la presse, et sur les réseaux sociaux particulièrement, on voit une jeune génération de militantes féministes, de militant·e·s queer, LGBTQI, qui sont hyper intéressé·e·s, qui ont envie de lire des choses, de dire des choses. On voit qu’il y a un public, surtout depuis le mouvement #MeToo. J'imagine aussi qu'il y a de nouvelles éditrices à la barre, qui ont à cœur de publier des livres féministes !

 

« L'histoire des mouvements féministes n'est pas assez couverte, et ce, depuis longtemps »

 

Quel accueil a reçu l’ouvrage ?

 

Très positif ! J'ai eu plein de retours très enthousiastes. On m'a dit que c'était agréable à lire, qu'on apprenait des choses — y compris de la part de nanas féministes déjà bien renseignées et pointues — c’était vraiment mon but ! Je pense que c'est un livre qui peut être lu par des ados, qu'une femme hétéro peut offrir à son copain, son père ou sa nièce, qui ne sont pas encore sensibilisé·e·s, et qu'on peut s'offrir à soi-même. On peut aussi le lire quand on est militant·e déjà convaincu·e mais qu'on ne connaît pas forcément toute l'histoire du féminisme. En général, on ne la connaît pas si bien, car elle est difficile d'accès, ce qui est mon point de départ pour le bouquin. 

 

 

L’histoire du féminisme est-elle si peu accessible ?

 

L'histoire des mouvements féministes n'est pas assez couverte, et ce, depuis longtemps. On en a des notions : on a au moins en tête Simone de Beauvoir, les suffragettes, le Mouvement de libération des femmes... Mais c'est souvent en surface et dès qu'on creuse, on se rend compte qu'il y a souvent un milliard d'histoires, d'événements. À l'école, j’ai dû lire deux lignes dans un manuel d'histoire pour dire qu'on avait eu le droit de vote en 1944. Mais les mouvements qui ont permis l'obtention de ce droit, le droit à l'IVG etc, c’était invisibilisé ! Et ces sujets ne reviennent pas énormément non plus dans la presse. Je compare souvent ça au traitement de Mai 68 : je ne compte plus le nombre de dossiers spéciaux, de hors séries sur les 40 ans, les 50 ans de cet événement et ses conséquences. Le MLF, qui a eu lieu quasiment à la même période et qui a aussi eu une énorme influence sur nos droits et le visage qu'a la société aujourd'hui... pour ses 50 ans en 2020, on en a à peine parlé !

 

Palier ce manque était donc le point de départ pour ce livre ?

 

En quelque sorte. Découvrir, au fil de mes recherches depuis l’adolescence, toute cette histoire, hyper riche, de toutes ces meufs qui se sont battues pour nos droits, ça m’a éblouie. On peut trouver leurs récits dans des ouvrages universitaires, ce qui est très bien, mais tout le monde n'a pas forcément l'envie de lire un ouvrage de cette teneur. Donc je me suis dit qu'il fallait faire de la vulgarisation, avec un livre très grand public, qui soit avec des dessins et un ton très joyeux, mais qui soit aussi très bien renseigné, pas juste en surface. J'ai commencé à écrire en pensant à des formats un peu pop, notamment le bingo des arguments anti-féministes, et une fois assez avancée dans l'écriture, j'ai démarché la dessinatrice Anna Wanda Gogusey et elle m'a dit qu'elle était partante. Parallèlement, j'ai été voir des maisons d'édition, et La Ville Brûle nous a dit oui.

 

Comment s’est passée la collaboration avec l’illustratrice Anna Wanda Gogusey ?

 

C'était super, j'adore vraiment ses dessins, que je trouve hyper beaux. Et puis elle est aussi très féministe, ça lui tient à coeur aussi. Elle fait partie de l’équipe organisatrice du festival Comme nous brûlons, dont elle réalise toujours l'affiche. Elle correspondait parfaitement au projet, donc c'était très chouette. Je suis arrivée avec des propositions pour elle, par exemple cette réinterprétation de La Cène, et ça lui a plu tout de suite. Elle a aussi fait des propositions sur certaines entrées du livre, ça s'est fait de manière très naturelle et assez classique, finalement.

 

Herstory : pourquoi le choix de ce titre ?

« Herstory » est un mot qui existe depuis les années 70. À cette époque, pas mal d'universitaires, d'historiennes, ont fait le constat que l'histoire avec un grand H a avant tout étudié les hommes, et laissé les femmes de côté, ce qui en faisait « his story » soit « l'histoire à lui ». Une activiste américaine, Robin Morgan, a donc eu l’idée de mettre en avant l'« herstory », pour « l'histoire à elle ». C'est à la fois un jeu de mots, et une blague, mais qui a aussi la vraie fonction de dénoncer l'invisibilisation des femmes dans l'histoire. Il faut donc faire tout ce travail, qui n'a pas été fait pendant toutes ces décennies. J'avais la crainte que le terme ne soit pas compris en choisissant ce titre, c'est pour ça qu'il y a le sous-titre « Histoire(s) des féminismes », qui annonce la couleur.

 

« L'homophobie a une dimension très sexiste qui consiste très souvent à rabaisser, insulter, en assimilant les hommes gays à la féminité, car les femmes sont perçues comme inférieures »

 

Dans Herstory, il est beaucoup question de féminisme lesbien, de genre, d’intersexuation ou encore de transféminisme… et de TERFS. Pour toi, les questions LGBTQI sont indissociables du féminisme ?

 

Non, pas du tout ! Aucun rapport. [RIRES]

Oui, pour moi, c'est une évidence. Ces luttes ne font pas que marcher ensemble : elles sont intrinsèquement liées, car tous les problèmes viennent du patriarcat, que ce soit l'homophobie ou le sexisme. Par exemple, on voit bien que l'homophobie a une dimension très sexiste qui consiste très souvent à rabaisser, insulter, en assimilant les hommes gays à la féminité, car les femmes sont perçues comme inférieures. Il y a un lien très fort entre les luttes contre les LGBTQIphobies et les combats féministes.

 

Dans Herstory, il n’y a pas que le titre qui soit en anglais. Pourquoi avoir choisi d’explorer autant d’anglicismes dans cet ouvrage ?

 

Tout simplement parce que dans les mots qu'utilisent les jeunes féministes françaises et francophones, il y a beaucoup de termes anglais. Ce qui montre l'influence américaine et anglaise en France, dans le féminisme comme partout ailleurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer l'influence française sur les États-Unis, c'est vraiment un dialogue : Simone de Beauvoir a été très lue dans les années 70 là-bas, notamment par les théoriciennes qui ont travaillé sur les études de genre, qui ont ensuite produits des textes et des réflexions qui sont revenus en France... Ici, on a un peu plus de mal à avoir recours à des néologismes, alors que les américain·e·s ont plus facilement tendance à créer un mot sans qu'on leur dise que c'est un barbarisme. En France, on a moins cette souplesse, même si on a quand même des mots et expressions qui parviennent à s'imposer dans le langage. Par exemple, « charge mentale » que tout le monde emploie alors qu'on ne savait pas ce que ça voulait dire il y a 5 ans. Ou « harcèlement de rue », qui est apparu dans le débat public en 2012, alors qu'avant, on n'avait pas tellement de mots grand public pour pouvoir parler de ça.

 

« Ce n'est pas une « féminisation de la langue française » mais au contraire une démasculinisation de celle-ci, voire une manière de la dégenrer »

 

En parlant de choses qui font hérisser le poil des académiciens : ton livre est rédigé en écriture égalitaire. Qu’est-ce que ça te fait de publier un ouvrage parsemé de points médians alors que l’écriture inclusive est un péril mortel pour la République ?

 

Pour moi, ce n'est pas complètement nouveau. Je suis rédactrice en chef de Well Well Well, et depuis le numéro 2, on l’utilise. Mais je reste étonnée par les cris d'orfraie que suscitent ces questions de grammaire égalitaire. Je trouve ça assez simple et logique à utiliser, une fois qu'on a saisi le principe. Il faut bien comprendre que ce n'est pas une « féminisation de la langue française » mais au contraire une démasculinisation de celle-ci, voire une manière de la dégenrer. On nous dit qu'on essaie de changer le français, de réécrire le français du passé... mais la règle de l'accord de proximité était utilisée par Racine !

 

 

Qu’est-ce qui explique cette levée de boucliers ?

 

Il y a beaucoup trop de temps de parole qui est donné à des anti-écriture égalitaire, qui sont souvent mal renseignés, qui disent n'importe quoi et c'est dommage. Au lieu d'aller voir des gens qui connaissent le sujet, on se retrouve avec des clichés assez loin de la réalité. On a tendance par exemple à résumer l’écriture égalitaire au point médian, truc qui génère beaucoup de colère, mais c’est tellement plus que ça.

 

L’écriture égalitaire est un vrai enjeu féministe, donc ?

 

Totalement, comme plein d'autres choses. Dans les discours anti-féministes, on va souvent nous expliquer que le vrai combat est ailleurs : ce n'est pas l'écriture égalitaire, ce sont les violences, quand on dénonce les violences on nous dit que le vrai problème , c'est le viol, si on parle du viol, on va nous dire que c'est n'importe quoi, qu’on voit des violeurs partout... On a toujours tort. On ne peut pas juste s'intéresser au plus grave, c'est un tout. Il faut réfléchir aux questions de genre et de féminisme, aussi bien dans la grammaire que dans tous les autres domaines de la société.

 

Est-ce qu’il a été plus facile de faire cette démarche d’écriture égalitaire pour un livre que dans tes expériences journalistiques ?

 

C'est vrai qu'il y a plein d'articles que je n'ai pas du tout pu rédiger de manière égalitaire, car ça ne rentrait pas dans la charte du média. Aux Inrocks, ma dernière expérience pro, c'était normalisé, à Buzzfeed aussi. Donc il y a quand même des médias qui, au fur et à mesure, s'y mettent. Et le livre, je l'ai tout de suite écrit comme ça, et la maison d'édition n'y a pas vu de problème. J'avoue que j’ai du mal à comprendre l'argument de l'illisibilité, alors que ça ne change pas tant de choses que ça... et à la fois, ça change tout !

 

Herstory est une sorte de dictionnaire illustré du féminisme. Ça n’a pas été trop dur de s’arrêter sur « seulement » 69 définitions ?

 

Si, c’était horrible ! [RIRES]

À la base, ma sélection de mots faisait... le quintuple. Une de mes frustrations c'est qu'il y a plein de choses dont je n'ai pas pu parler. Et en même temps, on ne pouvait pas faire autrement, donc on a dû faire des choix pour ne pas se retrouver avec un pavé indigeste. Il faut savoir s'arrêter... même si c'est douloureux. Mais en 262 pages, il y a déjà plein de choses qui n'ont pas été encore racontées 30 fois dans la presse grand public.

 

Comment as-tu fait ces choix ?

 

Je me suis demandé ce qu'il fallait vraiment savoir à tout prix sur les questions féministes, la question de l'avortement, la question du viol avec le procès d'Aix-en-Provence qui est peu connu bien que très important pour les luttes féministes en France, le MLF... J’ai choisi de revenir sur les choses les plus évidentes, y compris des choses qu'on voit dans les médias. Je pense notamment à « intersectionnalité », mot qu'on n'arrête pas d'entendre sans forcément savoir qui l'a créé ni pourquoi, comment. C'était vraiment prendre les mots les plus utilisés et revenir à leur origine. 

 

Du coup, tu penses déjà à un prochain bouquin pour aller plus loin dans les thématiques féministes ?

 

C’est un peu tôt, mais oui, très clairement ! Il me reste de la matière pour écrire plein d'autres livres, et j'ai envie de le faire....

Par Olga Volfson le 30/03/2021