Après avoir conquis Instagram sous le pseudonyme d’@aggressively_trans, Lexie transcrit le militantisme et la pédagogie qui ont fait son succès sur papier. Son premier livre, Une histoire de genres, arrive sur les étagères de nos librairies. Rencontre.
Cet article utilise de l'écriture égalitaire, en accord avec la rédaction inclusive du livre Une histoire de genres et son autrice, Lexie.
Bientôt 1.000 posts et près de 51.000 followers, c’est la force du compte Instagram @aggressively_trans, créé en décembre 2018. Aux manettes, Lexie, activiste trans de 25 ans. Elle y prend la parole pour décortiquer la violente absurdité de la transphobie, expliquer le vocabulaire trans et son importance, présenter les grandes figures des luttes pour les droits des personnes trans, expliquer les démarches administratives pour le changement d’état civil, faire témoigner ses frères, soeurs et adelphes ou encore… partager quelques mèmes, pour souffler. Ce 10 février, une nouvelle étape dans sa démarche d’information et de pédagogie se concrétisera avec la sortie d’un livre : Une histoire de genres, guide pour comprendre et défendre les transidentités, chez Marabout.
Dans cet ouvrage militant, on apprend par exemple que la Société française d’étude et de prise en charge de la transidentité (SoFect) dénoncée depuis des années pour sa transphobie par les associations, est née la même année (1979) que The Transsexual Empire, véritable bible des « féministes » transphobes, les TERFS. Coïncidence ? On y apprend aussi comment faire changer son prénom, quels sont les effets des différentes transitions hormonales qui existent, à identifier les questions intrusives qu’il ne faut pas poser aux personnes trans ou encore à reconnaître le triste bingo des arguments transphobes.
Après un an de travail, dont une bonne partie en confinement, Lexie se dit à la fois stressée et soulagée de voir « son bébé » arriver dans d’autres mains. Son but premier ? Qu’Une histoire de genres soit utile, qu’il puisse aider. L’ayant lu en avant première, nous pouvons d’ores-et-déjà vous dire que c’est un pari réussi. Pour Têtu, Lexie revient sur son procédé d’écriture, et ses positions —car elle ne manque pas de rappeler que la communauté trans est aussi riche de ses différents points de vue— ainsi que la suite de son activité de sensibilisation et d’éducation sur Instagram.
TÊTU : Comment ce projet de livre a-t-il vu le jour ?
Lexie : Ça a été une histoire de travail, mais aussi de chance. Après un an et demi d’écriture sur mon compte Instagram, mon agente littéraire Ariane Geffard m’a proposé de porter une idée de texte long a des maisons d’édition. Chez Marabout, mon éditrice a immédiatement été très emballée et motivée. J’ai beaucoup de chance de travailler avec deux femmes aussi engagées ! J’ai été guidée dans cet exercice très nouveau et en même temps, n’étant pas concernées, elles m’ont fait entièrement confiance pour le contenu. Je pense que c’est loin d’être le cas pour toutes les premières publications, je mesure ma chance. Il y a aussi une part de privilège car j’incarne quand même un truc très acceptable de meuf trans blanche, qui a fait des études, évidemment ça a joué.
On ne t'a pas trop embêtée avec l'usage de l'écriture égalitaire ?
Ici encore, beaucoup de chance ! J’ai tout de suite écrit mon manuscrit en accolant masculin, féminin et neutre (terminaisons en « é·e·x », ndlr) et ça n’a pas été discuté ou modifié… Je pense que tout le monde savait que j’allais être une vraie ourse si on me demandait de sacrifier cet engagement !
Au-delà de tes convictions personnelles pour ce choix d'écriture, est-ce que tu tires une forme satisfaction à piquer les irritables cornées de l’Académie française ?
Peut-être que ça sera très mal reçu. Mais oui, j’imagine les vieux bougons grommeler, et c’est drôle. Ça change, qu’un essai soit publié entièrement en inclusif et c’est un belle chose je crois ! Encore mieux si ça interroge et que ça crée quelques nouveaux réflexes.
De posts Instagram avec 1.000 caractères et 10 photos maximum sur ton compte à un livre de presque 300 pages, il y a un sacré changement de format, de ton. Comment t'es-tu adaptée ?
Avec des moments de larmes, de sang et... de transpiration, j’ai vraiment cru que je n’y arriverais pas plusieurs fois. Effectivement sur Instagram le format est court, et même dans ma formation universitaire je n’avais rien écrit de si long jusqu’ici. J’ai donc un peu imaginé ce livre comme une suite de posts insta, parce que dans chaque chapitre on a des sous parties avec des idées dédiées. Il suffisait ensuite de lier le tout avec cohérence. Pour le ton, le seul défi qui m’était donné, c’était de parler à la fois à des personnes trans en leur fournissant des infos pratiques, en essayant d’être empouvoirante, mais aussi à des personnes cisgenres. Pas simple. Je croise les doigts que ce soit accessible et pas trop aride à la lecture !
« La transidentité, finalement, ce n’est pas aussi compliqué que ce que l’on peut le croire. Il s’agit simplement de vivre son genre librement. D’entendre et d’intégrer que le genre n’est pas une donnée biologique, mais culturelle et sociale » — extrait d’Une histoire de genre.
En plus de cette volonté de parler à la fois aux personnes trans et cisgenres, tu as fait le pari d'être à la fois exhaustive et concise, pédagogue mais sans diluer tes colères, et de parler parfois à la première personne du singulier, parfois à la troisième. Pourquoi ce périlleux parti pris ?
Sur Instagram, je peux facilement diviser mon travail. Je publie à chaque fois une série de trois posts, certains sont plus pédagogiques, accessibles, d’autres destinés à la communauté : ça fonctionne côte à côte. Dans les faits… c’est assez peu transposable dans un livre. Le lexique, à la fin d’Une histoire de genres, a été un vrai outil pour garder des concepts entiers. On a aussi choisi d’ajouter des encadrés d’approfondissement, d’exemples concrets. Je crois que c’est important de pas partir du principe que les personnes cisgenres ne comprendront pas. Et puis, l’avantage du livre c’est qu’on peut y revenir, relire, prendre le temps, donc autant construire quelque chose de solide. Mais… tout ça a été un vrai défi
Quand on milite, qu’on a la chance d’avoir un entourage composé en majorité d’autres personnes trans c’est facile d’oublier que certains concepts ou mots ne coulent pas de source. Mais mon éditrice s’est chargée de me souligner ce qui devait être plus clairement défini. Et le dire de façon simple, vivante, directe ça aide : d’où l’alternance entre première et troisième personne. C’est aussi une façon de garder le ton pour lequel on me connait sur Instagram. Et puis ce livre est à la fois un essai qui expose des idées factuelles, mais aussi un texte militant, il y a de moi.
Dans Une histoire de genres, tu parles de transidentités, au pluriel, car tu inclus les personnes non-binaires. Tu expliques aussi la nuance entre l'enbyphobie et la transphobie. Ce sont des sujets qui divisent encore, dans la communauté trans, non ?
Oui ça divise encore, il y a les positions qui estiment que seule la chirurgie validerait la transidentité, nous rendrait « complet·es·x ». C’est une vision tellement occidentale, qui écrase des réalités historiques vieilles de plusieurs siècles. C’est hyper hygiéniste, c’est ne pas aimer la diversité des corps qui existent, je trouve ça triste. J’ai eu l’occasion d’en parler avec la militante et youtubeuse Brieuc, qui, en tant que personne concernée disait que l’enbyphobie dans la communauté trans tendait à être moins forte. J’espère qu’on va continuer à être autocritiques et inclusif·ves·x parce que si ça commence pas entre nous, on part avec un boulet énorme à la cheville !
À propos de questions qui divisent à l'intérieur même de nos cercles : tu as pris position en faveur de la pratique de demander les pronoms de tout le monde, pour s'assurer de ne mégenrer personne. Certaines personnes trans ne souhaitent pas en entendre parler, car cette simple question peut-être source de dysphorie. Comment gérer ce sujet délicat... avec délicatesse ?
Ça fait partie de ces sujets sur lesquels j’ai revu ma position, il n’y a que les idiot·es·x qui ne changent pas d’avis donc ça me rassure ! En fait, bien genrer quelqu’un·e, c’est simple : le premier réflexe c’est d’écouter comment une personne se genre elle-même, et de faire pareil.
Dernier point vocabulaire : tu as beaucoup utilisé le mot « queer » dans ton livre. Pour toi, c'est un synonyme de LGBTQI+ ?
Ce mot a une charge plus politique. Évidemment, c’est aussi le cas du sigle LGBTQIA+ mais finalement celui-ci est d’abord descriptif. « Queer » est loin d’être récent, il remonte au XIXème siècle avec ce sens péjoratif appliqué aux minorités de genre et d’orientations romantico-sexuelles. Il porte toute une histoire de nos luttes politiques et de réappropriation des mots qui nous définissent. En ce sens, je le trouve puissant et émouvant.
« Ce n’est pas tant que les concepts de transidentité, de non-binarité et d’homosexualité n’ont pas existé à certains endroits, au contraire. C’est que leur expression et leurs appellations ont été ancrées dans leur propre contexte ; aussi, décider d’un usage de termes qui dénotent de la réalité occidentale de ces concepts est une forme de suprématie. Le terme « genre » dénote d’une organisation de l’identité qui existe en Occident. » — extrait d’Une histoire de genre.
Un chapitre d’Une histoire de genres est dédié à l'histoire des transidentités, notamment en dehors du référentiel occidental. La focalisation sur les corps trans et les parcours de transition dans les représentation médiatiques actuelles serait responsable de la découverte tardive de cette histoire pluri-millénaire ?
Je suis historienne de l’art à la base, on ne se refait pas ! C’est un sujet très dense. Je crois que cette idée de nouveauté, d’illusion ou même de mutilation des personnes trans dans leur identité et leurs parcours physiques est déjà héritière d’une histoire de la suprématie blanche et de normes hétéropatriarcales. En vrai c’est très concret : c’est la conséquence d’avoir effacé des structures sociales en colonisant, d’avoir hiérarchisé des biologies… L’eugénisme qui a stérilisé et tué, qui est devenu système, ne pouvait laisser l’espace à des corps trans. Encore aujourd’hui la stigmatisation de la stérilité témoigne de ça.
Cette invisibilisation des personnes trans de l’histoire serait donc aussi un terreau fertile pour l’engouement actuel envers les discours « gender critical » de TERFS ?
Évidemment. Quand on ne voit pas une chose, qu’on ne la connaît pas, elle peut sembler totalement absurde. Ça en dit long sur les personnes cisgenres et leurs privilèges. Entretenir l’hostilité à l’égard des personnes trans est une façon d’avoir un ennemi social identifié, et donc de ne pas avoir à se remettre en question. Bien sûr que ce n’est pas agréable de comprendre qu’on peut participer à des dynamiques violentes…
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Tout au long du livre, tu fais de brèves présentations de personnes trans et non-binaires célèbres, dont les œuvres ou l'engagement t'ont marquée. Sur 7 profils, il y a un français, Océan, et une québécoise, Sophie Labelle. Allez, disons qu’il y a aussi Giovanna Rincon, tout à la fin, dans tes remerciements. Toi qui revendiques l'importance des représentations : comment expliques-tu le fait qu'en France, il semble y avoir moins de grandes figures trans ou non-binaires très connues de tous·tes qu'aux États-Unis ?
C’est multifactoriel, mais je crois qu’au cœur de ce phénomène il y a le rapport à la communauté. Aux États-Unis la structure communautaire est possible. On peut s’en revendiquer, elle peut vivre et s’épanouir et je crois que ça permet beaucoup plus d’émergence de figures visibles. Chez nous, le mot même de communauté renvoie à l’image d’un horrible extrémisme qui veut détruire la république. En France, on a ces mythes d’universalisme, d’homogénéité sociale. Sauf que quand on appartient pas à la majorité de cet ensemble on y étouffe ! Du coup, en France, la vie communautaire agit souvent dans l’urgence, pour assurer la survie de ses membres. C’est pour nous, par nous, parce que sinon on est seul·e·x et de fait ça maintient une invisibilité. Combien de personnes cisgenres savent que l’association Acceptess T a mis en place un fond solidaire pour distribuer des colis alimentaires ? Ou que l’association Outrans propose un soutien administratif et juridique ?
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Je dirais qu’il y a aussi un phénomène de « glamour ». On aime les histoires de réussite contre toute attente. Mais pas si c’est chez nous et si ça questionne nos manques de solidarité, d’inclusivité. La réussite de Laverne Cox aux USA fait rêver parce qu’elle remet pas fondamentalement en question les biais qui existent en France. Par contre, le succès et les dénonciations d’Aïssa Maiga aux César d’un coup ça crispe et on hurle à l’ingratitude…
« Aux personnes trans qui lisent ces lignes, je tiens à le redire : vous n’êtes jamais vraiment seul·e·x ; n’hésitez jamais à contacter une association, à parler à des personnalités que vous suivez sur les réseaux sociaux, etc. Nous sommes ensemble, et ensemble nous arrivons à de très belles choses » — extrait d’Une histoire de genre.
Tu dis regretter de ne pas avoir été plus loin dans Une histoire de genres, qui en dit déjà énormément. Qu'avais-tu envie de dire, et développer, en plus ? Envisages-tu de poursuivre ce travail de pédagogie dans une seconde publication ?
Les derniers temps, je ne pensais qu’à ce qu’il manquait au livre : santé mentale, des chiffres plus poussés notamment sur le rapport au monde du travail, plus de morceaux sur les représentations en art… C’est très incomplet et j’espère que ça amènera à d’autres publications, par d’autres personnes trans !
Et quelle suite, alors, pour ton compte Instagram ?
Sur Instagram, avec presque 1000 posts déjà publiés, il y a encore énormément de sujets à aborder ! J’ai quelques idées en tête pour d’autres textes, différents, plus spécifiques. Je suis motivée, j’ai le temps et les privilèges pour faire ce que je fais donc agir me semble la moindre des choses. On verra de quoi demain sera fait.