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livre"C’est une arme très importante, le viol" : Mathilde Forget, autrice de la violence

Par Guillaume Perilhou le 21/05/2021
mathilde forget publie chez grasset

ENTRETIEN. "De mon plein gré" est le deuxième roman de la jeune auteure Mathilde Forget, publiée aux éditions Grasset. L’histoire d’un viol, à travers un interrogatoire de police. Un tour de force qui met en avant la culpabilité ressentie par les victimes.

Son premier texte, il y a trois ans, s’appelait À la demande d’un tiers. D’autres violences : l’hospitalisation sous contrainte en hôpital psychiatrique d’une soeur, une mère qui se suicide, une amoureuse qui s’en va. Un ciel qui tombe sur la tête lorsque l’on connait aussi ce crime qu’est le viol.

Mathilde Forget use de l’auto-fiction comme elle compose de la musique : une écriture qui résonne, des phrases qui se répètent comme des refrains, mots assénés par des policiers incrédules et des psys incapables. Suis-je la victime de ce viol ou l’ai-je cherché ? quelque part suis-je moi aussi coupable ? Une question que beaucoup de victimes ont en partage, un mécanisme de destruction, sentiment de honte qu’a ressenti l’autrice face aux enquêteurs. « S’il avait sa main dans votre bouche, il ne vous tenait pas. », « Pourquoi avoir invité un homme chez vous si vous êtes lesbienne ? », « Vous avez certainement cherché à vous punir de quelque chose. » Des inepties qui condamnent, accentuent la douleur. Mais il faut se méfier de l’eau qui dort et devient feu. La colère de Mathilde Forget s’est réveillée sous une plume qui fend.

>> De mon plein gré, chez Grasset, 140p.

L’envie d’écrire ce livre est-elle née d’emblée après le viol que tu as subi ?

Marie Forget : Non, elle est née un soir où j’ai vu Le Procès de Kafka. Une mise en scène au théâtre de l’Odéon, à Paris, et ça a été une révélation. Je me suis dit : « Ok, c’est exactement ce que je vais faire, je vais écrire un personnage dont on ne sait pas exactement s’il est coupable ou victime. » C’était l’expérience exacte de ce que j’ai vécu en pourtant plainte pour viol, en 2017. J’avais l’impression que j’avais un milliard de choses à écrire sur cet événement, mais c’est cette porte d’entrée de faire qui m’attirait le plus littérairement. J’ai trouvé que c’était un terrain parfait, ce moment du dépôt de plainte et de l’enquête de police, un travail autour du langage, de la langue. À un moment donné, chez les flics, j’ai eu presque peur. J’ai compris que ça allait être plus compliqué que ce que je pensais…

Il y a eu des questions étranges, ils fouillaient dans ma vie. J’ai eu la sensation qu’il fallait qu’ils prouvent que le viol n’avait pas eu lieu, ou que c’était de ma faute. Comme si le fait du viol devait être le plus tardivement reconnu. Comme si prouver que le viol n’avait pas eu lieu aurait arrangé tout le monde. Je pense que tout cela est fait pour décourager. Les gens n’ont pas envie de reconnaitre qu’il y a eu un viol et de devoir s’en « occuper », je veux dire s’en occuper à l’échelle de la société. Se dire : « Ce crime a eu lieu donc on va devoir punir quelqu’un, tenir un discours, reconnaitre la victime. » J’ai le sentiment que la société patriarcale n’a pas envie de faire disparaitre le viol parce qu’à plein d’endroits il lui sert à asseoir sa domination. C’est une arme très importante, le viol. Donc, par étapes, on va essayer de déconstruire : faire penser à la victime que peut-être c’est de sa faute.

Tu t’es justement attachée à écrire la culpabilité que peuvent ressentir les victimes.

La question que je me suis posée c’est : « Est-ce que la culpabilité m’appartenait d’emblée après le viol ? est-ce que je me suis sentie coupable tout de suite ? » J’ai du mal à le savoir, mais au fond j’ai l’impression que la culpabilité est née de cette instruction, de l’enquête de police, de la société, de tout ce qui se passe après. Que beaucoup de choses m’avaient détruites après le viol, presque extérieurs à l’événement-même. Si on pouvait s’occuper de ça, de la culpabilité, de la solitude, on pourrait alléger grandement la souffrance. 

Ce livre est-il un moyen de raconter ce traumatisme une bonne fois pour toutes ? 

Je dirais que j’ai eu ce sentiment, plus qu’en écrivant, en témoignant pour France Culture, dans La série documentaire. J’ai dit là frontalement ce que j’avais à dire dans une sorte d’urgence, en dehors de l’écriture puisque j’ai beaucoup travaillé cette écriture. Avant que le livre sorte, j’ai eu quelques vertiges. Le vertige d’avoir figé des phrases. Je me suis demandé comment j’avais fait ça.

"Le vertige d’avoir figé des phrases"

C’est ambivalent : à la fois on a tellement envie que ce soit reconnu, et à la fois on n’a pas du tout envie que les gens sachent qu’il y a eu ce viol. On a envie d’oublier. Je me suis dit que je ne pourrais plus me cacher jamais, que le viol existerait bel et bien, noir sur blanc dans plein de librairies et ferait toujours partie de mon histoire. Mais les retours sont tellement beaux que je suis finalement hyper contente. Des retours de victimes souvent, et ce truc que j’ai vécu en lisant plein d’autres auteurs : des gens qui t’écrivent pour te dire qu’ils ont pu mettre de mots, que telle ou telle phrase est exactement ce qu’ils ont vécu sans pouvoir le formuler. Dans ce cas, tu oublies ce que tu traverses toi, tu sais que ça a du sens. 

L’écriture te permet-elle te cadrer ta colère ?

J’y ai réfléchi y a pas longtemps. Ce qui nourrit le premier geste d’écriture c’est la colère et la honte, j’en suis sûre. Je pense que j’écris parce que j’ai honte de plein de choses, et parce que j’ai de la colère. C’est le premier geste, mais il me semble que la colère ne reste pas parce que dans l’écriture, pour moi, il y a beaucoup de plaisir. Il y a quelque chose d’amusant, je me prends à un jeu dans l’écriture.

J’avais un projet de départ : prendre trois ou quatre phrases prononcées par les policiers ce jour-là et les répéter, plusieurs fois, pour que le lecteur soit lui aussi en position d’être envahi par ces phrases. Je voulais que ces phrases restent vives, comme elles sont vives et douloureuses pour moi, je voulais qu’elles soient comme non-intégrées au texte, vomies par le texte. Depuis mon premier livre, je me suis rendu compte que j’écris comme je compose. Des formules rythmiques ou des thèmes qui reviennent. 

La honte, tu la relies à celle que tu as ressentie enfant, en tombant amoureuse d’une fille de ta classe…

En face des flics, il faut être une bonne victime, une personne que l’on a envie de croire et de défendre. Il faut être normale, donc pas lesbienne par exemple. À essayer d’être parfaite aux yeux de la police ou de la société, toutes mes hontes sont remontées. Comme si on m’avait attrapée tel un animal que l’on allait observer, pour voir s’il est défendable ou déviant. Lors de l’interrogatoire, les policiers étaient obsédés par le fait que j’ai ramené un garçon chez moi, alors que je me disais lesbienne. On a débattu durant des heures de la bisexualité… J’ai trouvé ça fou qu’ils prennent le temps de cela, alors qu’on parlait d’une enquête criminelle. Les experts psys aussi étaient obsédés par la question… 

Les victimes de viol sont-elles toujours inaudibles ?

Souvent, quand on donne la parole aux victimes, c’est pour un peu de sensationnel. Pour que ce soit bouleversant, mais rarement autrement. Je n’ai personnellement pas le sentiment que la parole se libère, mais que la société commence un peu à être prise en otage, et c’est tant mieux. Que ça devient difficile de ne pas écouter, de passer à autre chose. Il y a une solidarité plus ou moins consciente qui est en train de se développer. Quand on entend Adèle Haenel on va s’en parler entre nous, entre amies, et on va avoir collectivement envie de faire des trucs. C’est un remède précieux contre l’isolement. Face à #metoo, #metoogay ou #metooincest j’étais si heureuse. J’ai été violée au début du mouvement et j’ai pu écrire un post sur les réseaux sociaux. Je me suis rendu compte à quel point c’était précieux, d’avoir son petit endroit où raconter, où être entendue. Des gens me répondaient. J’ai ressenti de l’émotion, de la tristesse face à une déferlante d’histoires, mais quelque chose de fondamental.

Pendant l’agression, tu écris que tu pensais à King Kong Théorie. Vraiment ?

Une amie m’a lancée : « T’es faite en quoi pour penser à un livre alors que t’es en train de te faire violer ? » (Rires.) Vraiment oui, je m’en souviens. Il faut bien intégrer que les petites filles quand elles grandissent vivent avec cette menace. Je me souviens de mon arrivée à 18 ans à Paris et me dire que ça allait m’arriver, que c’était sûr. J’avais lu King Kong Théorie et Baise-moi et j’avais retenu cette phrase : « Ma chatte, je peux empêcher personne d’y entrer, alors je mets rien de précieux à l’intérieur. » Je me suis dit en la lisant qu’il faudrait que j’y pense si je me faisais violer un jour, que ça allait me servir, et ça s’est produit.

"La lecture de Despentes m’a permis de gagner du temps"

La lecture de Despentes m’a permis de gagner du temps, de griller des étapes : comprendre, sur le moment, qu’il s’agit d’un mec qui assoit sa domination sur moi, que je n’y suis pour rien, que ce n’est pas de l’amour, que s’il me parle ensuite de cette façon c’est pour que je remette en question le viol. Les quelques trucs que j’ai compris sur ce qui s’est passé, je le dois à ces livres et à mon éducation féministe. Dorothy Allison aussi a été très importante pour moi, notamment sur ces questions de la honte, du sexe lesbien… Audre Lorde également, une poétesse afro-américaine qui a écrit sur la colère des textes magnifiques. 

Tu cites aussi à deux reprises Édouard Louis… 

Le soir de mon agression, j’avais son livre avec moi, et c’était Histoire de la violence (dans lequel Édouard Louis raconte son propre viol, ndlr). Je raconte que l’agresseur m’avait pris ce livre avant de me le rendre, à la fin. Forcément, j’avais un rapport à ce livre très particulier. Édouard Louis, en plus, parle comme Allison ou Ernaux de la honte. Eddy Bellegueule m’a par ailleurs beaucoup marqué sur l’enfance. L’enfance d’un pédé et d’une lesbienne n’est pas la même, mais forcément on se reconnait. 

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Alice Coffin aujourd’hui parle de la joie et du « soulagement » d’être lesbienne. Ça te parle ?

Ça me parlait depuis très longtemps. J’étais placard jusqu’à 18 ou 19 ans, et puis je me suis rapidement dit ensuite que j’étais trop contente d’être lesbienne. Quand je voyais mes potes hétéros, ça ne me faisait pas du tout envie ! Je me suis dit que c’était une chance d’être éloignée, par mon orientation, de l’oppression patriarcale, que c’est plus riche aussi. Les lesbiennes se sont forcément emparées de la question du féminisme, du genre, de la famille, de la filiation, parce qu’on nous demande toujours de répondre, de savoir. Cela fait de nous, je trouve, des personnes curieuses, politisées. C’est agréable !

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