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cultureLa littérature gay bande-t-elle encore ?

Par Guillaume Perilhou le 14/05/2021
livres gay

Remontée de sève en vue dans la littérature LGBTQ+. Après plusieurs années de baisse de régime, les livres s’emparent de nouveau de nos sexualités dans la lignée de Guibert et Dustan.

Avant, on avait Guibert et Dustan. Des passions chaudes courraient les chapitres de leurs romans. Les Chiens, le premier roman d’Hervé Guibert, publié en 1982 aux éditions de Minuit, multipliaient les scènes pornographiques et sadomasochistes. En 1989, Fou de Vincent, récit d’un amour à sens unique, d’une sexualité crue, est un chef-d’œuvre sans détour.

À la même période, les éditions POL font paraître Tricks, de Renaud Camus – avant son passage à l’extrême droite et ses délires de “grand remplacement” –, préfacé par Roland Barthes. Et, dès 1996, elles éditent Dans ma chambre, de Guillaume Dustan – écrivain prodigieux, mort il y a quinze ans, qui a cherché à repousser les limites, dans sa vie comme dans ses livres. Son œuvre, sexuelle et radicale, perdure, comme en témoigne la publication du deuxième tome de l’édition intégrale que POL lui consacre. Depuis, rares sont ceux à avoir placé la sexualité au cœur de leurs récits. Tandis que Charles Dantzig tord le cou à La Manif pour tous (Histoire de l’amour et de la haine), que Christophe Honoré se débat avec la famille (Ton père) et qu’Édouard Louis scrute les rapports de domination sociale, la littérature a délaissé la sexualité gay.

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POL en pointe du genre

Alors, le temps est-il au renouveau en la matière ? Les éditions POL – encore ; on ne saluera jamais assez l’esprit de liberté que Paul Otchakovsky-Laurens donna à sa maison – publient en cette rentrée d’hiver un mastodonte, une somme impressionnante de près de 2 300 pages : Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, signé Arthur Dreyfus. En 2014, l’écrivain avait publié Histoire de ma sexualité chez Gallimard, avant une Correspondance indiscrète avec Dominique Fernandez (Grasset, 2016), qui demandait en quatrième de couverture : “C’est dit, c’est évident, c’est répété : notre époque est celle de la liberté des mœurs. En conséquence, un écrivain ne devrait-il pas tout dire de sa vie sexuelle ?”

Promesse tenue. Pour son nouvel ouvrage, ce trentenaire parisien s’est attaché à recenser durant près de huit ans ses activités sexuelles, à les consigner aussi frénétiquement qu’il les pratiquait. Un travail obsessionnel et ambitieux, mêlé de réflexions bien moins cliniques : “Au départ, je voulais que le texte reste personnel. J’avais honte d’accumuler les expériences sexuelles. Mais j’ai compris qu’il fallait que je le finisse pour pouvoir écrire autre chose. Souvent, j’ai imaginé qu’il soit lu dans deux ou trois siècles, comme le témoignage d’une époque. Cela montrera comment on pouvait rencontrer des garçons au début du XXIe siècle, à Paris.”

"Tous les gays que je connais ont vécu des phases de débordement, de surabondance de sexe, qui les perdaient." Arthur Dreyfus

Pour Frédéric Boyer, directeur des éditions POL, la littérature contemporaine s’était de nouveau “culpabilisée” ces dernières années : “Le plaisir sexuel, son activité à la fois désirante et politique, pour reprendre Dustan, la littérature s’en est prudemment éloignée. Depuis la mort de Guillaume Dustan, on n’avait pas vraiment retrouvé cette énergie littéraire qui investit la sexualité comme objet, principe, énigme de l’écriture.” Le sexe comme matrice de l’écriture devient parfois un abîme, une force destructrice. “On peut se construire en se détruisant, ajoute Dreyfus. J’ai longtemps eu du mal à trouver un rapport à la sexualité qui ne soit pas lié à la peur. Tous les gays que je connais ont vécu des phases de débordement, de surabondance de sexe, qui les perdaient. Je pense que nous avons tous déjà ressenti une dissonance entre l’expression de nos désirs et le regard social, familial. Ça laisse des traces fortes, difficiles à résorber.”

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Sexe sans détour

Arthur Dreyfus n’est pas le seul, en cette rentrée littéraire, à signer un “journal sexuel”. Mes animaux sauvages, de l’Américain Kevin Bentley, bénéficient enfin d’une traduction. Paru en 2002 aux États-Unis, ce journal raconte la découverte par l’auteur de son homosexualité à la fin des années 1970. Bentley a fui son Texas natal pour la vie rêvée de San Francisco. “Je ne pensais pas que ce serait aussi bien, explique-t-il. J’ai écrit ce journal parce que j’étais fasciné par la différence entre ma vie en Californie – il y avait des beaux mecs partout. On pouvait interagir avec tout le monde dans les rues – et celle, misérable, que j’avais vécu chez mes parents.”

Le sexe y est décrit sans détour. Au début, le VIH n’est pas là, les garçons défilent. Ensuite, il parle peu de la maladie, à dessein. “Quand mon amant d’alors, Jack, a été diagnostiqué, en 1986, j’étais tellement choqué que je n’ai pas pu l’écrire, se remémore Kevin Bentley, en pleurs. Je ne pensais pas que la maladie me toucherait de si près. Dès que j’écrivais, je pleurais. Ensuite, Richard, mon compagnon suivant, a été touché en 1991. Je ne voulais pas dévoiler leur intimité la plus douloureuse. Aujourd’hui, je pense que le sida est malgré tout présent dans ce livre, à travers ces silences.” Là aussi, Bentley peut se targuer de signer le témoignage d’une époque, celle des années lumineuses post-Stonewall, avant la nuit. Aux États-Unis, beaucoup de lecteurs lui disent avoir le sentiment de lire leur propre journal. Celui dont le sens de l’humour transpire du texte leur répond souvent : “Oh, vous écrivez aussi bien ?”

Plans culs et chemsex

C’était un temps avant les applications, où les rencontres se faisaient dehors et dans les bars. Comme un saut dans le temps, le journal d’Arthur Dreyfus est traversé par Grindr et la peur des IST, et s’achève par un autre marqueur temporel : le chemsex, qui amorce “la fin de la précision de l’écriture, l’altération des capacités mémorielles”, note l’auteur.

C’est là le sujet du roman de Johann Zarca, Chems, paru chez Grasset. Ce livre cash sur cette sexualité à risques se construit autour d’un personnage qui rappelle Erik Rémès – à qui est dédié l’ouvrage –, auteur moyen et provoc de Serial Fucker, journal d’un barebacker et de Je bande donc je suis, publiés au tournant des années 2000. “Le fléau des pédés, ce n’est plus le sida mais le chemsex”, affirme rapidement Johann Zarca. Pour lui, même si la très grande majorité des chemsexeurs sont gays, de plus en plus d’hétéros s’y mettent – dont le personnage principal de son roman. “C’est une problématique qui va toucher tout le monde. La société est de plus en plus à la recherche de la performance. Il y a le culte du plaisir, de la jouissance. Manger de la came avec le sexe, ça ne date pas d’hier, mais cette forme-là, avec les applications de rencontres, les partenaires sélectionnés comme au marché et ces cames trouvées sur internet, est nouvelle.”

“J’aime défoncer les corps en littérature." Johann Zarca

Avec le chemsex, Zarca a trouvé un sujet de prédilection : “J’aime défoncer les corps en littérature. Ça doit taper dans un truc chez moi : je suis en conflit avec mon corps, mes obsessions, mes pulsions…” L’écrivain partage le même constat concernant la place de la sexualité sur la scène littéraire : “La littérature, aujourd’hui, est un peu à l’ancienne. On ne va pas vers le hard. Elle n’est pas radicale.” Ce puritanisme littéraire vit-il ses dernières heures ?

Si la pratique du journal sexuel n’est pas nouvelle, il aura quand même fallu attendre 2020 pour que soit enfin publié le Journal intégral de l’écrivain catholique Julien Green, révélant de nombreux passages sexuels auparavant caviardés. Green y raconte les plans cul de sa jeunesse dans le Paris des années 1930 : les toilettes publiques, les lieux de drague… Des mémoires impossibles à publier telles quelles à l’époque. On attend toujours le grand roman qui raconterait Grindr… ou même OnlyFans. Les temps changent, l’ouverture d’esprit aussi, mais la culpabilité parfois demeure. “On peut toujours facilement se convaincre que le sexe sera notre damnation”, glisse Arthur Dreyfus. Ou notre salut ?

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Crédits photos : Toa HeftibaUnsplash