Diffusé sur Netflix, le drame du réalisateur David Pablos ravive la mémoire d’un épisode douloureux et déterminant pour la communauté LGBT+ au Mexique.
18 novembre 1901, 3 heures du matin. Descente de police au 4, rue de la Paix à Mexico. Les forces de l’ordre ont été appelées par des voisins qui se plaignent de bruits et d’une musique trop forte au domicile d’un particulier. A l’intérieur, une soirée gay se tient à l’abri des regards… Sur les 41 messieurs présents, 19 sont habillés en femmes : une conduite intolérable dans un Mexique alors tenu d’une main de fer par le président Porfirio Diaz (1830-1915).
Fortement influencée par le code pénal napoléonien, la loi mexicaine ne tient pas l’homosexualité pour un délit. Mais la société, imprégnée de culture machiste, s’emploie à la réprimer avec poigne. Les participants sont immédiatement arrêtés pour outrage à la morale et aux bonnes mœurs, conduits au poste, puis en prison. Tandis que le capiteux parfum du scandale se répand sur les boulevards de la ville, la presse fait son miel de l’événement. Seule source documentaire de l’époque, elle brode à l’envi sur les perruques bouclées, les faux seins, les boucles d’oreilles et les bas des « dépravés »… Les articles tournent ces hommes en ridicule, avec un vocabulaire emprunté au dégoût autant qu’aux sarcasmes, et s’érigent en gardiens de la décence. « Nous ne donnons pas à nos lecteurs plus de détails car ils sont répugnants au plus haut point », écrit un plumitif.
"L'aristocratie de Sodome"
Pour rajouter une dose de piment habanero à un plat déjà fort croustillant, on découvre que de nombreux membres de l’assemblée clandestine sont issus des classes aisées : ils appartiennent à la haute bourgeoisie, sont politiciens ou chefs d’entreprise. « En plus de cela, il s'avère que ce sont tous des poulets gras », glose El Popular le 21 novembre, tandis que la revue satirique El Hijo del Ahuizote ironise sur « l’aristocratie de Sodome ». Et puis bientôt, la rumeur enfle encore... On murmure que le gendre de Porfirio Diaz en personne, l’ambitieux Ignacio de la Torre, marié à la fille aînée du dictateur, ferait partie du lot ! Il y aurait donc eu 42 convives, et non 41, à la soirée mais les autorités auraient permis à l’époux d’Amada de décamper pour éviter le déshonneur.
Ces allégations n’ont jamais été confirmées, ni réfutées, et c’est dans ce scénario que le réalisateur mexicain David Pablos a puisé les ressorts d’une fiction historique qui s’attache surtout aux tiraillements intimes de la Torre (incarné par Alfonso Herrera, vu dans Sense8), dont le film fait son personnage principal. Si le fameux bal qui a inspiré son titre n’occupe que quelques minutes à l’écran, l'impact de cet épisode sur la société mexicaine a duré beaucoup plus longtemps. Car ce drame a encouragé la stigmatisation des homosexuels et irrigué toute la culture populaire.
Travail forcé au Yucatan
Publiquement humiliés, les « 41 » ont connu un sort différent après leur arrestation. Dix-neuf ont été envoyés racheter leur faute dans la péninsule du Yucatan, où l’armée menait campagne contre les guérilleros Mayas. Les 22 autres, suffisamment fortunés, ont pu monnayer leur liberté afin d’échapper au travail forcé.
En 2002, Carlos Monsivais (1938-2010), qui fut l’un des écrivains les plus prolifiques et les plus estimés du pays, a consacré un article de référence à cette plaie douloureuse. Contextualisant les événements, l’intellectuel y rappelle que les gays du Porfiriat évoluent dans un carcan où l’adultère, la perte de la virginité avant le mariage, les relations sans but reproductif, sont perçus comme outrageants. Ces hommes préservent donc les apparences : ils convolent en juste noce, ont des enfants, et l’on ne nomme pas le sodomite par peur de propager ses déviances. Avant le 18 novembre 1901, « il n'y a que des blagues sauvages ou des mentions effrayées des 'inversés'", écrit l’auteur selon lequel le bal des 41 « invente » l’homosexualité au Mexique. Car en conférant une visibilité aux exclus – fût-ce sous le sceau de l’opprobre – il contribue, pour la première fois, à les sortir de l’isolement et donc à favoriser l’émergence d’une communauté.
Le numéro 41 s'efface au Mexique
Si Carlos Monsivais considère cet épisode comme un tournant, c’est enfin parce qu’il sert de « jurisprudence » en matière de répression. Dès lors, et bien qu’aucun texte de loi ne l’autorise, celle-ci tient sa légitimité dans le simple fait d’avoir déjà été perpétrée. « Et cela favorise les raids incessants, le chantage policier, la torture, les passages à tabac, les envois vers les prisons et la colonie pénitentiaire des îles Marías sans aucune raison ». C’est aussi dans la lignée de ce « traumatisme » que le 41 deviendra tabou dans le pays. « L'influence de cette tradition est telle que même dans les affaires officielles, on passe sous silence le numéro 41, remarquait l’écrivain militaire Francisco L.Urquizo en 1965. Il n'y a dans l'armée ni division, régiment ou bataillon qui le porte. »
En braquant sa caméra sur cette histoire qui a défrayé la chronique mais demeure un pan méconnu de l'histoire LGBTQ, David Pablos lui offre un coup de projecteur international. Et il rappelle au passage que, malgré des avancées législatives, une homophobie insidieuse gangrène toujours la patrie de Frida Kahlo. Certes, à Mexico, une plaque commémorative rend hommage aux victimes appréhendées rue de la Paix. Et la ville a envoyé un message fort au reste de la nation en interdisant les thérapies de conversion à l’été 2020 (la France attend toujours). Mais, dans ce pays fédéral, les droits des LGBT+ ne sont pas uniformément respectés. Bien que la Cour Suprême ait rendu un jugement en faveur du mariage entre personnes du même sexe en 2015, chaque Etat doit légiférer sur le sujet et l'ouverture ne s’inscrit que très progressivement dans les textes, entravée par les conservatismes régionaux.
LIRE AUSSI >> Avant Stonewall, ces émeutes oubliées de l’histoire des droits LGBT
Début 2021, à Tulum, deux hommes ont encore été interpellés pour s’être embrassés sur la plage, au prétexte d’avoir commis « des actes immoraux et des manifestations sexuelles sur la voie publique ». Cette fois, la pression de la foule a rapidement contraint la police à les relâcher, mais les termes employés pour justifier leur arrestation entrent en résonance avec ceux utilisés il y a 120 ans à Mexico. En empruntant le chemin du souvenir, Le Bal des 41 donne à mesurer l'ampleur de celui qui reste à parcourir.
LIRE AUSSI >> « Halston » sur Netflix : Ewan McGregor impérial en légende de la mode
>> Le Bal des 41, sur Netflix (Dance of the 41). Drame historique de David Pablos (Mexique, 2021, 1h33). Avec Alfonso Herrera, Emiliano Zurita, Mabel Cadena.
Crédit photo : Netflix