[Interview à lire dans le dossier spécial GPA du têtu· de l'hiver] Prix Nobel de littérature, écrivaine féministe, la Française Annie Ernaux n’a pas toujours soutenu la légalisation de la GPA. Son évolution sur la question suit les chemins sinueux du féminisme.
Interview Nicolas Scheffer & Morgan Crochet
"Je ne réponds plus beaucoup aux interviews, j’ai arrêté.” Un an après s’être vu décerner le prix Nobel de littérature, Annie Ernaux a eu son saoul des sollicitations médiatiques. Pourquoi accepte-t-elle alors de répondre à celle de têtu· sur un sujet qu’elle qualifie elle-même de “hautement inflammable” ? “Justement, je n’ai pas été interrogée sur la GPA”, nous répond-elle simplement. Or Annie Ernaux a son mot à dire. Non pas pour prêcher son opinion mais parce que l’écrivaine engagée à gauche, ayant elle-même changé d’avis, voulait faire part de ses choses vues.
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Âgée de 83 ans, aujourd’hui quatre fois grand-mère, elle est sans doute notre plus grand témoin de l’évolution, sous ses aspects politiques et intimes, de la condition féminine en France depuis les années 1940, en passant par les révolutions de l’accès à la contraception et à l’avortement, thème qu’elle aborde dans L’Événement, paru en 2000. Et si bien sûr nul ne prétend, surtout pas elle-même, que son avis vaut mieux que celui d’une autre et clôt le débat sur la gestation pour autrui, il est avant tout celui d’une femme, qui plus est une incontestable féministe, et mérite d’être écouté avec attention.
Vous êtes une autrice féministe dont toute l’œuvre est traversée par le thème de la liberté. Comment abordez-vous le sujet de la GPA ?
C’est un sujet de choix de société et de choix de vie. Car les arguments, d’un côté comme de l’autre, peuvent être envisagés comme valables. Et pour tout vous dire, en vingt ans, j’ai évolué. J’étais contre la GPA, à cause du point noir de l’aspect marchand, avec la dérive que cela suppose, c’est-à-dire des femmes qui ont besoin d’argent et qui y recourent pour vivre. Le corps, en particulier celui des femmes, est déjà l’objet non seulement de trafics, mais aussi de l’usure au travail ; on n’échappe pas à ces rapports à la fois économiques et de domination.
"Porter l’enfant de quelqu’un d’autre est un véritable choix."
Annie Ernaux
Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
J’ai pu assister dans mon entourage à une GPA au sein d’un couple d’hommes. Ils sont allés au Canada, où la GPA est autorisée. Ils m’ont fait participer du début à la fin, en me montrant des photos de la femme porteuse – qui venait de la classe moyenne –, en m’expliquant toutes les étapes du projet. J’ai pu voir comment cela se passait et comprendre que porter l’enfant de quelqu’un d’autre est un véritable choix de la part de la femme porteuse. Pas seulement un choix économique : il y a des femmes, j’en ai rencontré, qui aiment être enceintes et porter un enfant, mais ne souhaitent pas forcément l’élever. Aujourd’hui, je vois cette petite fille conçue au Canada, et sa petite sœur née de la même manière, grandir dans une famille comme une autre.
Pourquoi la France a-t-elle autant de mal à aborder sereinement le sujet ?
Le droit français sur ce point est purement fondé sur la morale. Parce qu’il reste une sorte de divination de la maternité en soi, comme une Maternité avec une majuscule. Avec ce que cela suppose de poids sur les mères : elles sont responsables de tout, voire coupables, et dans le même temps aussi divinisées. Je pense qu’il ne faut pas diviniser ce lien entre l’enfant et le corps maternel. On sait très bien, par exemple, que les enfants adoptés ne sont pas malheureux. Mais on va vers plus de libertés individuelles, c’est évident, et je crois que c’est une question d’années : bon an mal an, la GPA fera son chemin.
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D’ailleurs, les sondages le montrent, les Français sont désormais majoritairement favorables à une légalisation de la GPA…
Il y a une évolution dans notre conception de ce qui concerne à la fois la naissance, mais aussi la mort, le choix de la mort. Aux deux bouts de la vie, maintenant, on pose des questions qui ne se posaient pas avant, et qui sont relatives à la conscience de l’individu. Il y a une conscientisation de l’individu beaucoup plus forte aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Les femmes ont ainsi pu avoir accès à la PMA, mais au terme de quelle lutte… C’est très difficile ! Ce qui évolue lentement, mais de façon structurelle, c’est également la figure du père. Il y a des pères plus investis dans la paternité, et avec le mariage des homosexuels le désir d’être père est apparu au grand jour. Et puis, il y a beaucoup de femmes qui n’ont pas envie d’être mères !
Craignez-vous d’être critiquée pour cette prise de position ?
Oui, sans doute… Je ne suis pas une bonne débatteuse, j’apporte simplement un point de vue. Mais je sais aussi, d’expérience, que la plupart de nos opinions et de nos jugements sont soumis à des sensations, à des impressions. Tout simplement, quand vous voyez des enfants nés par GPA heureux, des femmes porteuses heureuses, vous vous laissez convaincre. De même qu’il y aujourd’hui des gens à droite qui trouvent que le mariage des homosexuels, finalement, ça passe… À voir, comme écrivait René Char, ils s’habitueront.
Dans L’Événement, vous évoquez un avortement clandestin. C’est aussi pour sortir d’une pratique clandestine que vous vous positionnez en faveur de la légalisation de la GPA ?
Bien sûr que tant que la GPA est interdite en France, les couples continueront de se rendre à l’étranger. Quand c’est dans un pays comme le Canada, avec un cadre légal, ça ne pose pas de problème éthique. Mais la GPA se pratique aussi de manière beaucoup plus rude dans des pays sans aucun droit pour la mère porteuse. Il faut à tout prix éviter ces situations.
"La GPA est féministe dans la mesure où elle réaffirme que les femmes sont libres de disposer de leur corps."
Annie Ernaux
Envisagez-vous une GPA féministe ?
Elle existe dans la mesure où elle réaffirme que les femmes sont libres de disposer de leur corps. C’est dans la ligne du féminisme. Que des femmes portent pour d’autres femmes, dans des cas d’infertilité, c’est tout à fait une forme de sororité. D’ailleurs cela se pratiquait autrefois, des femmes qui donnaient leur enfant à d’autres, historiquement ça existe.
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Ce droit de disposer de son corps est-il absolu à vos yeux ?
Nous vivons en société et, de ce fait, il y a nécessairement des règles de vivre-ensemble qui doivent composer avec cette liberté. C’est une question qui concerne aussi bien la philosophie que la sociologie, et enfin les individus, qui réagissent dans leur âme et conscience, mais aussi dans leur corps.
Dans La Femme gelée, vous faite de la grossesse une description difficile. Dans l’exemple canadien dont vous nous parlez, la femme semble avoir vécu une tout autre expérience…
Dans La Femme gelée, je parle d’une époque que les moins de 50 ans n’ont pas connue… Ma première grossesse date de 1968, l’Ancien Régime par rapport aux droits accordés aux femmes… Avoir un enfant dans ces années-là, ce n’était pas un cadeau ! Et pour les femmes intellectuelles, c’était un empêchement, car rien n’était fait pour accueillir un enfant. Ce qui m’a fait changer d’avis par rapport à la grossesse, c’est de voir comment, après la grande révolution des femmes dans les années 1970, elles pouvaient choisir d’avoir un enfant.
Justement, où commence la maternité selon vous ?
La maternité, c’est ce qu’il se passe entre une femme et un enfant, quelle que soit la manière de sa conception, tout au long d’une vie. C’est une relation. C’est sûr qu’au moment où l’enfant naît, c’est un choc, c’est quelque chose de fort, mais ça ne veut pas dire que d’un seul coup la maternité m’est tombée dessus, j’ai dû l’apprendre.
"La question c’est de savoir comment encadrer la GPA pour éviter toute dérive."
Annie Ernaux
L’argument principal opposé par des féministes à la GPA est celui du risque d’une marchandisation des corps. Comment abordez-vous la question d’un dédommagement des femmes porteuses ?
La gratuité est difficilement envisageable, il y a nécessairement un prix à cela, ne serait-ce que pour que la domination soit la moins grande possible. Il y a à la fois le don, mais aussi un service rendu. La question c’est de savoir comment l’encadrer pour éviter toute dérive. Je pense qu’à partir du moment où un État autorise la GPA, il faut encadrer l’aspect économique.
Il y a dix ans, vous disiez à têtu· votre surprise d’être si appréciée par la communauté LGBTQI+. Vous le comprenez mieux aujourd’hui ?
Aujourd’hui, je m’étonne plutôt de ma surprise ! Une fois, j’avais été invitée au Père tranquille, aux Halles, à Paris. Une foule masculine m’avait admirablement accueillie, c’était épique ! C’était au sujet de mon livre Passion simple, qui avait eu un grand succès chez les hommes gays.
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Crédit photo : Jules Faure