L’écrivain François Roux signe aux éditions Albin Michel ce cinquième roman, celui de l’amour de deux soldats au lendemain du débarquement de Normandie. Rencontre.
On dit qu’on tombe amoureux comme on tombe au front. Les deux engagés de François Roux sortirent de la guerre vainqueurs et debout, dans les bras l’un de l’autre. Paul est beau, jeune et breton ; Stanley est plus mature, ténébreux et New Yorkais. L’un ne connaît que la campagne, l’autre les gratte-ciel. De ces entités contraires naît un grand amour, le temps d’une semaine. Suivent des existences séparées, l’un marié devenu père et l’autre resté libre de l’autre côté de l'océan, deux trajectoires parallèles qui jamais ne se recroisent.
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Il y avait chez François Roux l’envie d’écrire une grande fresque gay, une histoire de sentiments dans celle de son temps, en Bretagne comme aux États-Unis qu’il connaît. Écrire des invisibles, condamnés et raillés, deux hommes qui ont eu pour malheur de naître trop tôt. Le roman très émouvant des tiraillements et des combats de nos vies.
Comment est né ce livre ?
François Roux : Le thème de l’homosexualité est transversal à tout ce que j’ai écrit. J’ai passé les six dernières années aux États-Unis, où mon mari travaillait, et ce qui m’a frappé, c’est ce que ce pays était en train de devenir d’un point de vue politique et comment, sous Trump, les choses qui nous paraissaient essentielles étaient peu à peu remises en cause. Tout ce qu'il s’est passé durant son mandat à propos des droits des Afro-américains, des femmes, de la communauté LGBTQI+… J’ai lu en particulier un bouquin de George Chauncey [un historien américain, ndlr] qui s’appelle Gay New York et qui est une somme incroyable, j’avais lu Eribon et d’autres… Aussi on pense tous que le moment homosexuel est né à Stonewall, mais non, c’était antérieur.
J’avais envie de décrire comment on vivait alors, comment les revendications ont évolué, comment les États-Unis eux-mêmes ont avancé depuis la prohibition sur cette question. La guerre a joué un rôle dans la mixité. Pour la première fois, des homosexuels se sont retrouvés ensemble alors que c’était interdit dans l’armée. On ne parlait d’ailleurs pas d’homosexuels, on était défini en genre, masculin ou féminin. Dans le Bronx, dès les années 1930 il y avait des bals, des concours de travestissements avec 3.000 personnes ! Tout le monde souffrait de la prohibition, alors les gens étaient ouverts ensemble, et contre les flics. Les hommes gays et hétéros se retrouvaient, tout le monde savait qui était qui, on risquait gros… Mais je ne suis pas un historien, aussi ce qui m’intéressait était de raccrocher une histoire d’amour à tout cela.
Une histoire entre deux hommes, donc…
Oui, je vibre pour les choses qui sont de l’ordre de la passion, gay ou hétéro. J’aime bien les gens, en général. Il se trouve que j’avais l’idée d’inscrire l’amour dans la mémoire, pour dire : « On vient de là. » Raconter une histoire entre deux hommes qui dépasse le cadre romanesque. Rappeler à la mémoire. Beaucoup de jeunes gays qui marchent pour la Pride aujourd’hui ne savent pas précisément, pour certains, pourquoi ils le font. Il y a encore des gens tabassés, des morts, il faut le dire toujours. Comme pour le combat des Noirs ou des femmes, nos vies viennent d’engagements qui ont été mortels…
Ce livre est un peu un coming out pour moi. Il y a toujours eu dans mes livres des personnages homosexuels mais avec ce livre, je ne passe pas à côté. Je voulais y aller franchement, me demander ce que veut dire être homosexuel. Ça été difficile pour moi gamin, par exemple avec ma mère, comme c’est le cas pour l’un des personnages du roman. Je ne mets pas beaucoup d’autobiographie parce que je n’écris pas de la sorte, mais ma vie est reliée à certaines scènes du livre.
C’est donc l’homophobie de Trump qui vous a poussé à vous engager ?
Oui. L’ambiance délétère outre-Atlantique était par ailleurs concomitante de l’envie qu’avait mon éditrice que je m’empare pleinement du sujet. De l’homosexualité et de l’homophobie. Les clivages sociaux, la division ne cessent de croître. J’espère que ça n’arrivera pas à ce point chez nous, mais je suis optimiste. La France est construite sur l’idée d’une nation solidaire, une société d’entraide où il est question de se faire opérer sans utiliser sa carte bleue, où il est encore possible de dire ce que l’on pense. L’Amérique est une société d’individus. Un pays aussi construit sur la violence et le racisme, où chacun se démerde un peu tout seul. On n’a confiance qu’en l’individu, pas en l’État dont le poids est finalement très faible. Je voyais mes amis américains homos et lesbiennes faire la gueule… Judith Butler décrie et décrit bien, par exemple, ces féministes qui n’acceptent pas les trans. On voit aussi le recul de certains États qui raccourcissent le délai légal d’IVG. J’avais un peu jusqu’à présent oublié ce que signifiait le combat.
Vous citez Didier Eribon ou Larry Kramer. On pense aussi à Dominique Fernandez, qui a notamment dans L’Étoile rose décrit en son temps (Grasset, 1978) la vie d’un homme à travers une époque…
J’avais fait ça aussi dans Le Bonheur national brut (Albin Michel, 2014). Ça m’intéresse de voir comment l’histoire des gens colle au monde, comment on est le produit d’une époque. Le destin que l'on a fait bien sûr écho à une société donnée. Il y a l’idée de construire une narration en sachant les à-côtés, de quoi le personnage est entouré, comment il vit, à quelle position sociale etc. Je pense qu’un jeune gay aujourd’hui n’a pas les mêmes réflexes, la même façon d’être amoureux qu’il y a quinze ans. Bien sûr, pour un romancier, c’est intéressant de se placer dans un contexte où les choses sont interdites.
Le roman est augmenté par le fait que les gens sont empêchés. Eribon justement l’a montrée, cette idée de faute, transversale à toute vie d’homosexuel, même dans les conditions les meilleures, même si les parents sont acceptants. Il y a une culpabilité. Ce qu'il s’est passé avec le mariage pour tous, les contestations, nous ramenaient à cette faute. J’ai trouvé cela horrible. Avant, quand je travaillais dans le cinéma, je me retrouvais souvent avec des équipes masculines et je le cachais. Je voulais écrire ce sentiment. Il y a aussi Baldwin ou Forster, dans mes influences. Ou bien des films : tous ceux d’Almodovar, ou récemment Call my by your name, un truc solaire et merveilleux, Pasolini, Tennessee Williams…
Pourquoi ce titre ?
C’est justement un clin d’oeil à un film, La Vie rêvée des anges, d’Érick Zonca. Et puis c’est ironique. La vie de mes personnages ne fait pas rêver. Mais les deux noms, La Vie rêvée des anges ou des hommes se mêlent dans mon esprit. J’avais réalisé un court-métrage qui s’appelait Aniel, l’histoire d’un jeune homme très beau qui arrivait dans une usine et de qui l’un des ouvriers finissait par tomber amoureux. C’était un ange. Quelque chose de symbolique, comme le destin qui arrivait pour réveiller cet ouvrier. Un peu comme dans Théorème de Pasolini : l’ange du mal et l’ange de la beauté, la morale et l’immoralité. Il y a de ça dans la vie d’un gay : l’idée d’être immoral. Moi j’ai grandi avec une grand-mère catho dans cette volonté de morale : ne pas mentir, ne pas jurer, faire ceci ou cela… D’un coup, la sexualité vient se heurter à la moralité et l’on devient soi-même sale, obscène. Pour cela, je voulais que le personnage de Paul rencontre Stanley qui est un héros, un héros de la guerre. Oui, j’ai enfreint la morale, mais la rencontre était plus forte, sacrée au sens profane. La honte était si belle qu’elle excusait de l’avoir embrassée.
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Crédit photo : Géraldine Aresteanu