Cinq mois seulement après Combats et métamorphoses d’une femme, Édouard Louis signe un nouveau livre autobiographique aux éditions du Seuil. Changer : méthode, ou le brillant récit de son ascension.
Certains diront qu’il tend le bâton pour se faire battre. Mais comment, un nouveau livre, déjà ?! On entend les persifleurs : après son père, après sa mère, sur qui écrit-il ? sur sa cousine ? Édouard Louis était plus que jamais attendu au tournant. Une fois de plus, il a réussi son pari.
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Depuis son entrée fracassante en littérature avec En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014), l’écrivain s’attache à raconter sa vérité. Il poursuit son chemin ici dans un texte (le huitième et le plus long) qui au départ, il faut bien le dire, interroge. Dans quel but revenir à ce qu’il a déjà écrit ? raconter de nouveau le père (à qui il s’adresse régulièrement), l’enfance, le village picard et la pauvreté, l’exclusion et la violence ?
Précisément parce que Changer : méthode est le bréviaire de sa métamorphose à lui, de sa volonté d’émancipation d’un monde qui ne le voulait pas. Un livre qu’il voudrait donner en exemple à ceux qui connaissent le besoin de fuir, comme lui-même s’est appuyé sur Didier Eribon et son Retour à Reims, lu comme une révélation. Un livre ou la description méthodique de sa revanche. C’est connu : il faut se méfier des humiliés.
Violence et liberté
Au départ, il y a la violence homophobe. Changer : méthode est un grand livre sur l’homophobie. Sur ce qu’est grandir, enfant, dans le secret et « l’Insulte » dont on rêve à tout prix de se débarrasser. D’avancer masqué, de cacher son attirance, son identité. Eddy voulait sentir les caresses « des mains chaudes » des garçons sur son visage, regardait les cuisses de ceux qui jouaient au foot en rêvant de s’y perdre, observait leurs sexes dessinés sous leurs shorts et craignait les vestiaires, lieux de l’angoisse et de la vérité. Eddy se faisait cogner, il entendait son père dire Mais pourquoi il parle comme un pédé, il entendait tout le monde se moquer et à chaque fois c’était un poignard que l’on connaît, un coup de couteau dans le ventre dont on se souvient.
"Changer mon corps, Changer mes habitudes, Changer ma vie."
Et puis il y a la rencontre avec une amie, issue d’un milieu cultivé. Les parents qui lui offrent des livres, écoutent de la musique classique et boivent du vin. Ils le renomment Édouard, un prénom qui disent-ils lui convient mieux, et la transformation commence. Suivront le déménagement à Amiens, la grande ville, la fac d’histoire et le premier appartement, la liberté, l’affranchissement déjà avant Paris et le début de la vraie vie. Le jour de son déménagement, il écrit sur un papier : « Changer mon nom (aller au tribunal ?), Changer mon visage, Changer ma peau (tatouage ?), Lire (devenir quelqu’un d’autre, écrire), Changer mon corps, Changer mes habitudes, Changer ma vie (devenir quelqu’un). »
Honte, fuite et bonheur
Édouard Louis devient alors Eugène de Rastignac, version 2010. Il engouffre les lectures comme les rencontres avec des hommes qui le protègent, lui payent des vêtements et de nouvelles dents, il entre à l’École normale. Il appartient désormais à l’autre monde, celui des privilégiés, parcourt les musées et les dîners jusqu’à cette scène glaçante chez un hôte qui s’emporte : « Mais enfin, attention Katia. Puis, aux autres : Qu’est-ce qu’elle peut être maladroite, elle me fait des coups comme ça plusieurs fois par semaine. » La serveuse, qui avait fait tomber des couverts, est rabaissée. Édouard, lui, se tait. Il voudrait lui dire qu’il est de son côté à elle, celui des dominés, que ce n’est pas grave, mais il se tait. La honte est immense.
Dans un épilogue bouleversant et d’une maîtrise totale, Louis pense avec nostalgie à son enfance engloutie : « Est-ce que je suis condamné à toujours espérer une autre vie ? J’écris parce que parfois je regrette de m’être éloigné du passé, parfois je ne suis pas sûr que mes efforts aient servi à quelque chose. Parfois je pense que toute cette lutte a été vaine et qu’en fuyant j’ai lutté pour un bonheur que je n’ai jamais obtenu. »
>> Édouard Louis, Changer : méthode, éditions du Seuil, 332 pages, 20 euros
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Crédit photo : Hermans Tryai