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bande dessinéeLe webtoon français "Colossale" envoie du muscle : rencontre avec ses créatrices

Par Tessa Lanney le 01/12/2021
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Colossale, c'est un webtoon français qui réunit musculation et aristocratie. Mais les thèmes abordés par le shojo vont bien plus loin : acceptation de soi et de son corps, dénonciation d'un milieu normé où l'argent et l'apparence font loi… le tout avec des représentations queers justes et surtout plurielles.

Mêler aristocratie et musculation, il fallait oser. En faire un shojo, c'est le défi audacieux brillamment relevé par les créatrices du Webtoon Colossale - qui a gagné le concours organisé par Webtoon en 2020, catégorie humour -, la dessinatrice Diane Truc et la scénariste Rutile. L'intrigue en elle-même est rafraîchissante. Elle tourne autour de Jade, membre d'une ancienne famille de l'aristocratie française. Famille qui veut à tout pris la jeter dans les bras du meilleur parti possible. Seulement, une seule chose l'obsède vraiment : la musculation.

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Si la romance est bien présente, il s'agit bien là d'un shojo post-moderne qui met en scène des personnages à la fois authentiques et loin des clichés, de façon à ce que les minorités y soient représentées de la manière la plus juste possible. À la racine du projet, Diane et sa passion pour la musculation : "Ça faisait un an que j'avais commencé la muscu. C'est un sport où le rapport au corps et au féminin est assez particulier, très intéressant au niveau des complexes, des décomplexes. Je me suis dit que ce serait super de le partager. J'ai placé le tout dans l'aristocratie pour avoir le plus gros contraste entre le hobby et le cadre de vie."

Le discours social du webtoon français

Le contraste s'avère très drôle, et c'est le but, mais il permet aussi de poser de vraies questions de société. "La caractéristique d’un webtoon français, c’est d’avoir un discours social derrière n’importe quoi, même les comédies les plus pourries ! On a étendu les sujets, développe Rutile. S’il y a un message au-delà de la muscu, c’est de s’améliorer en tant qu’être humain." Alors certes, Colossale parle de muscles, mais plus généralement, il parle de force physique et mentale. Il pousse la réflexion sur la puissance que représente l'argent et la position sociale. "On a essayé de philosopher autour du muscle", résume Diane, amusée. La scénariste abonde en s'appuyant sur le personnage principal : "Quand on y pense, les muscles sont aussi une armure. Jade ne s’avoue pas beaucoup de choses à elle-même, elle se cache d'une certaine façon derrière ses muscles." Derrière, elle cache notamment sa peur de ne pas être capable de répondre aux exigences de sa famille et de son rang. Et puis, ses muscles aussi, elle cherche à tout prix à les cacher.

Révéler ses muscles, un grand pas auquel la jeune adolescente ne peut se résoudre. "C’est ce qu’elle est à l’intérieur qui ressort à l’extérieur, commente Diane. Si elle continue de le planquer, elle ne pourra jamais être elle-même à 100%." Vous l'aurez compris, il reste du chemin à parcourir à Jade pour éclore. Mais elle est loin d'être une petite fleur fragile et délicate. C'est une jeune femme forte et, il faut le dire, extrêmement badass à l'épaulé jeté. Son parcours est une véritable prise de pouvoir, et ça fait sacrément plaisir. D'autant que le webtoon est truffé de femmes puissantes, chacune à leur manière. On trouve notamment Anna, à la tête de la salle de sport, une amazone sans pitié qui exalte la motivation de quiconque pose le pied sur son parquet. On a aussi l'extravagante Danielle, une bodybuildeuse de 73 ans au corps aussi taillé que sa forte personnalité.

Le webtoon français "Colossale" envoie du muscle : rencontre avec ses créatrices

Mais dans Colossale, point d'image polissée du corps parfait. L'objectif est de représenter la force authentique loin des corps normés. Diane voulait éviter de tomber dans la caricature des musculatures à l'américaine. "Pour eux, c'est l'apparence qui prime", argue-t-elle, comparant pour se faire comprendre le physique des catcheurs américains à celui des athlètes japonais, faisant une différence entre "les Américains qui doivent avoir un six pack pour être considérés comme des athlètes alors que les Japonais s'en fichent et ont un ventre lisse". Ces derniers sont pourtant tout aussi musclés, simplement, les muscles sont en dessous de la graisse.

Même musclé, pas de corps idéal

C'est le cas également pour Anna, qui gère la salle de musculation que fréquente Jade. "Anna est plus musclée que Jade, assure la dessinatrice. C’est l'une des plus musclé·s de la salle. Ce n’est pas incompatible avec la graisse." Danielle, la bodybuildeuse, a des objectifs différents. Elle porte un intérêt tout particulier à la forme des muscles, fait de la sèche et est ultra-fine. "Je voulais montrer que même dans ce domaine, le corps musclé idéal n’a pas de forme spécifique." D'ailleurs, tous les types de corps sont mis à l'honneur ; Léontine, qui devient très vite amie avec Jade, prononce un discours fort à ce sujet. Bien que consciente que son corps n'est pas aussi normé que celui des filles de son entourage, elle l'aime et le respecte. À aucun moment elle ne manifeste une quelconque envie de le changer.

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Au-delà du message body positive, le webtoon se veut inclusif. Et ça commence par des personnages gays loin des clichés. Dans le milieu aristocratique, il aurait été invraisemblable et assez peu représentatif d'injecter une grande diversité. "On voulait justement pouvoir dénoncer le manque d’inclusion de ce milieu, avance Rutile. Mais dans le club de sport, on a blindé !" Des personnes racisées aux parcours divers et, surtout, non pas un, non pas deux, mais trois hommes gays. Une représentation authentique, sans lourdeur, qui n'était pas négociable pour Rutile. "Je suis bisexuelle, affirme fièrement la scénariste, et je viens de l’île Maurice où j’ai grandi dans une famille catholique, apostolique et romaine plutôt bourgeoise." Or, l'île Maurice est un pays qu'elle qualifie d'encore "extrêmement homophobe" puisque les lois coloniales anglaises qui interdisent notamment la sodomie sous peine de prison sont encore en vigueur, bien qu'elles ne soient pas mises en pratique.

Des personnages queers pas stéréotypés

"Il y a eu des Pride, concède la Mauricienne, mais les personnes qui y étaient portaient des masques. Et pas par sens de la fête..." Après une enfance où elle internalise une forme d'homophobie encouragée par la propagande, elle réalise sa propre orientation sexuelle. "Alors, aujourd’hui, je suis très au fait de la culture queer et des gender studies parce que je suis directement concernée et que je ne veux pas commettre d’impair, blesser qui que ce soit, mais aussi parce que c’est important pour moi de me représenter, d’avoir des gens qui me ressemblent en image." Alors elle essaye de ne pas tomber dans des clichés éculés. "Typiquement, concernant l'épisode du relooking de l'héroïne, je ne voulais pas que ça soit deux mecs gays qui le fassent, explique-t-elle. On voit ça souvent dans les films, ce côté deux personnages minorisés et queers au service du personnage principal…" Mais comme elle adore les relookings, elle a choisi de contourner le problème en ajoutant un troisième personnage, gay également, qui change lui aussi de style. "Ce n’était plus à propos de Jade, développe-t-elle, c'était un relooking pour tous ceux qui n’avaient pas confiance en eux."

Le webtoon français "Colossale" envoie du muscle : rencontre avec ses créatrices

Le but est aussi de représenter de manière positive des communautés marginalisées. Anthony par exemple est gay, fem et gogo dancer. "On montre que c'est OK d'être travailleur du sexe, on en parle de façon chill", affirme Diane Truc. Ainsi, Anthony est heureux en couple (au point même de se marier) et a d'autres amis gogo dancers tout aussi charmants. "On multiplie les points de vue mais il faut que ça apporte quelque chose, que ça ne soit pas uniquement un prétexte", renchérit Rutile, rejointe par Diane : "Les personnages sont des exemples mais pas des débats et ils ne sont pas que leur orientation. Ils sont vraisemblables, ils ont une identité propre." Comme tout être humain, ils ont aussi leurs défauts car comme le dit Rutile : "Si on a un seul type de minorité, tout repose sur ses épaules, il y a un effet de cristallisation et ça devient invivable."

Le seul mariage d'amour est un mariage gay

D'où le choix de représenter des hommes gays plus féminins. "C’était important de représenter des gays en couple, mais pas juste des masc, tout simplement parce que les fems existent. J’ai des amis proches qui souffrent de la follophobie et on a eu quelques commentaires comme 'C’est quoi ces clichés ?' alors que justement, certaines personnes sont comme ça, s'agace Rutile. Un gay fem sera toujours trop folle et pas assez hétéro en fait, divergent de l’hétéronormativité."

Grosse victoire pour Colossale, "le seul mariage de toute la série soit un mariage d'amour, et un mariage gay qui plus est, se réjouit Diane. Rien à voir avec une transaction, avec l’argent, les titres nobiliaires." Le mariage est flamboyant, aux tonalités cottagecore. Comme l'explique Rutile, "un mariage queer, c'est souvent définir ses propres règles, loin du mariage tradi plan plan". On y trouve par exemple des moutons noirs. Loin d'être un prétexte, c'est ce mariage qui ouvre les yeux d'une Jade désabusée se résignant à ne voir le mariage que comme un contrat. Avec celui-ci, c'est une explosion d'amour qu'elle reçoit en plein visage. "Pour moi, entame Rutile, le discours de Seb devait être de la dentelle, de l'orfèvrerie, il fallait qu’il soit suffisamment concis, impactant et représentatif de tout le mariage en question."

"Les mecs hétéros de Colossale n’existent pas, je les ai écrits comme des lesbiennes !"

La culture queer est en fait tellement présente que cela influe même sur les hommes cis hétéros. "Les mecs hétéros de Colossale n’existent pas, s'esclaffe Rutile. Je les ai écrits comme des lesbiennes !" Le seul qui, à la rigueur, pourrait exister selon elle - et ce n'est pas une bonne nouvelle -, c'est Nathanael, un fils de bonne famille qui cumule les défauts. La raison est assez simple, "c’est un shojo post-moderne, qu’on veut déconstruit. Il y a du bon dans les comédies romantiques, mais on voulait prêter attention à certains points pivots". Des points comme le consentement, par exemple. Car oui, Alexandre a beau être une montagne de muscles pas toujours délicate, lorsqu'il demande la permission avant d'embrasser sa douce, c'est très sexy.

Le webtoon français "Colossale" envoie du muscle : rencontre avec ses créatrices

Vous l'aurez compris, Colossale bouscule les normes, et notamment les normes de genre. "Jade est victime de remarques du type : 'Tu ne voudrais pas ressembler à un homme, ce sont les hommes qui ont des muscles'", compatit Rutile. Mais même du côté des dominants, les créatrices jouent avec les stéréotypes de genre et nous surprennent. Nathanael, par exemple, incarne l'archétype du gosse de riche qui se croit tout permis et qui ne perd pas une occasion de rabaisser plus faible que lui. Manque de bol pour Jade, il a un crush pour elle et les parents de la jeune femme ne voient en lui qu'un très bon parti. Détestable ou pas, il a au moins le mérite de ne pas être en plus un cliché de virilité. La scénariste s'amuse à le comparer à "un agent double, parce qu’il aime les femmes musclées sans s’en rendre compte". En effet, il se prend à rêver d'être soulevé par les bras puissants de la jeune femme. et Diane le dessine souvent dans des poses habituellement attribuées aux jeunes filles rêvant au prince charmant. Vous pourrez d'ailleurs savourer des petites références sympathiques comme un clin d'oeil au tableau La balançoire de Jean-Honoré Fragonard…

Des femmes compétentes au rôle imposé par leur milieu

Seulement, le côté fleur bleue ne fait pas tout. "Avec lui, on montre qu’on peut être sympa, beau, mais être le pire mec qui s’attaque à plus faible que lui, tranche Rutile. On l’a aussi utilisé car il y a beaucoup de personnages dans les webtoons qui lui ressemblent. Des jeunes mecs riches qui sont en général le love interest et qui ont des comportements creepy. Mais eux, on ne les critiquera pas car ils sont le love interest, donc on leur pardonne." Sauf que ça ne suffit pas. Diane se montre ferme : "On ne peut pas effacer le milieu dans lequel il a grandi et qu’il n’a jamais rejeté, qu’il n’a jamais remis en question. Il en a embrassé les codes avec plaisir. Ça me tenait à coeur qu’il ne change jamais, qu’il reste un connard jusqu’au bout simplement parce que ça lui convient."

Le webtoon français "Colossale" envoie du muscle : rencontre avec ses créatrices

Et dans le monde dans lequel il a grandi, "les mères dirigent la vie de famille à la perfection et vivent une charge mentale de gestion des relations entre familles et enfants, là où les pères sont juste censés ramener de l'argent et des alliances financières. Ce rôle est imposé, ce sont des sous-lieutenants", observe la scénariste. Cela ne signifie pas qu'elles ne sont pas impressionnantes. "La mère de Jade est balaise, clame Rutile. Elle a des compétences très poussées dans un domaine hyper-particulier : l'organisation de la vie mondaine. On peut se demander ce qu'elle pourrait faire si elle mettait cette puissance cérébrale au profit d'une activité reconnue."

"La barrière ultime c’est la chair elle-même.",

Seul l'argent permet d'échapper à ce rôle. Le personnage de Pénélope, la tante de Jade, cumule les casquettes de femme forte, indépendante mais aussi très douée en affaires. Et c'est ce qui lui permet d'échapper à la pression du mariage, des enfants. Avec beaucoup de finesse, Rutile compare cette distinction de statut à la situation de la Marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. "Elle fait des choses qu’aucune autre femme ne peut se permettre parce qu’elle est marquise, justement. Toutefois, malgré son côté girlboss, si Valmont l’envoie bouler, elle reste minable, hiérarchiquement elle se trouve ultimement inférieure aux hommes. Alors, elle manipule ses pions, passe par la ruse." Bien sûr, la marge de manoeuvre de Pénélope est plus importante : elle n'évolue pas au 17e siècle.

Ce pouvoir économique, Diane et Rutile parviennent (évidemment) à le lier à la muscu. Car finalement, le statut social imprègne jusqu'à la chair des élites. Un constat amer que fait un des personnage (nous tairons son nom pour ne pas trop en révéler) qui essaye à tout pris d'intégrer ce milieu qui n'est pas le sien. "Il cherche des références qu’il n’a pas sur internet puis quand internet ne suffit plus, il dépense des sommes monstres dans des lives, rappelle Rutile. Et la barrière ultime c’est que jusque dans son corps, il ne peut pas être comme ceux qu'il envie et qui ont des coachs personnels. La barrière ultime, c’est la chair elle-même." Rien avoir avec la philosophie de notre héroïne, insiste Diane : "Ce sont des tablettes qui sont là pour être jolies, qu’on a travaillées consciencieusement. On reste dans le paraître." La critique sociétale transparaît jusque dans la taille des biceps et la forme des abdominaux.

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Crédit photo : Diane Truc et Rutile, Webtoon France