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livreArnaud Cathrine : "La moitié du temps, quand j’écris, je suis une femme"

Par Guillaume Perilhou le 21/01/2022
Arnaud Cathrine

L'auteur de Romance et Les Nouvelles vagues signe en cette rentrée d’hiver un nouveau recueil de nouvelles, Début de siècles, aux éditions Verticales. Onze textes courts autour de l’émancipation. Rencontre avec Arnaud Cathrine.

D’emblée, on est heureux de retrouver sa gentillesse, ce jour-là, à la table d’un café. Arnaud Cathrine n’est pas en apparence de ces écrivains sombres et taiseux, au contraire, il répond allègrement à nos questions, rit et sourit mais écoute aussi, questionne, attentif aux autres. On sait que les apparences sont parfois trompeuses : il évoque sa psychanalyse, on devine l’ombre du tournesol.

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L’année dernière, Cathrine nous avait laissé avec Vince, un jeune ado à l’homosexualité assumée, une histoire en trois volumes destinée aux jeunes adultes qui plaît tout autant aux plus âgés. L’écrivain alterne entre ces romans qui paraissent dans la collection R de Robert Laffont et son éditeur de toujours, Verticales, petite soeur de Gallimard. Il a besoin de ça, de changer, de ses personnages – il dira personnes – multiples, de ne pas se laisser enfermer, de se sentir dans une peau renouvelée. L’écriture ou les confessions d’un masque dirait Mishima, le moyen de se grimer, de monter sur la scène d’une page blanche où s’oublier. Ici, l’écrivain est tour à tour Jean Cocteau amoureux de Radiguet, Annemarie Schwarzenbach éprise de la fille de Thomas Mann, ou un écrivain d’âge mûr largué face à Grindr… Cathrine écrit à la place du coeur, nous emporte de nouveau avec lui dans ses histoires, vivantes et libres.

Pourquoi être revenu à la nouvelle, après plusieurs romans pour la jeunesse ?

Arnaud Cathrine : Je suis en train d’écrire le troisième tome, après Romance (Robert Laffont, 2020) et Les Nouvelles vagues (2021). C’est une écriture sérielle : mis bout à bout, ça fera 900 pages… Mais pour les plus vieux, je n’ai plus envie d’écrire de roman, jusqu’à nouvel ordre en tout cas. Avant ce recueil de nouvelles, j’en avais écrit d’autres : Pas exactement l’amour (Verticales, 2015), J’entends des regards que vous croyez muets (2019), qui étaient plutôt des fragments. Je sais qu’il y a aujourd’hui une primauté écrasante du roman, mais quand on a un âge comme le mien, on ne fait plus les choses de façon inconséquente.

Par ailleurs, je viens de la forme courte. J’ai commencé l’écriture par ça, cela correspond au désir que j’ai, de plus en plus fort, de suivre plusieurs personnages. J’aime les foules. S’il y a quelque chose qui se précise chez moi, c’est ça. Plus jeune, j’étais dans un mythe plus romantique, assez "wertherien" de l’écriture comme un exutoire. Je vois aujourd’hui que j’écris parce que je suis un comédien. Ma jouissance est d’être Jean Cocteau face à Radiguet, Annemarie Schwarzenbach à Venise, d’être cet écrivain qui tombe amoureux d’une sexagénaire solitaire… C’est de jouer ces rôles, déjouer ce qui m’emmerde le plus dans la vie : devoir n’être que moi. Il n’y a rien de plus vibrant que d’être dans le corps et la voix de qui je ne suis pas. Quand je rêve, quand je fais un rêve, j’ai vraiment vécu. C’est à mon sens à mettre sur le même plan que la réalité. Quand je me place dans la tête d’Annemarie Schwarzenbach, amoureuse d’Erika Mann, je considère vraiment avoir été elle, le temps de l’écriture.

"L’écriture, c’est pour être plus que soi."

Ça me fait penser à cette formule de l’écrivain Bernard Quiriny, adepte aussi de la forme brève : "Écrire un livre, c'est libérer quelque chose qu'on n'avait pas soi-même"

Tu remarques que l’écriture est semée de lapsus et d’actes manqués. Un texte sans ça ne vaut pas d’exister. Parallèlement, tu découvres que tu peux être quelqu’un dont on te dit que tu ne l’es pas, comme une femme… La moitié du temps, quand j’écris, je suis une femme. Ça déjoue les classifications qui me gonflent et enferment. Je veux être tout, pas seulement ceci ou cela. Les recueils de nouvelles me le permettent. Bien sûr, il y a un moment où mes personnages me rejoignent ou je les rejoins, je nous découvre des expériences communes, des fraternités, mais mon acte de départ est de ne pas raconter ma vie. Sur le divan, je suis un sujet passionnant (rires), mais sur la page, ça m’ennuie tellement… L’écriture, c’est pour être plus que soi.

Qu’est-ce qui fait que les histoires que tu écris deviennent nouvelles ou romans ? Ici, Jordan, ado en vacances, pourrait se trouver dans Romance aux côtés du jeune Vince… 

Il y a des passerelles, tu as raison. Pas mal de mes lecteurs passent des romans qu’ils lisent dans la collection young adult à mes nouvelles chez Verticales, et ça me ravit. Beaucoup de lecteurs de Romance m’ont dit s’être rendu compte a posteriori que le roman était publié dans une collection jeunesse… Pour cette nouvelle autour de Jordan, le travail littéraire était différent de mon travail pour la collection R. Je l’avais commencée comme toutes les autres à la première personne du singulier. Mais quand j’ai compris que j’allais traiter du consentement, et que j’allais écrire un dérapage, je n’ai pas pu continuer au je. J’ai eu besoin de prendre de la distance. J’ai réécrit la nouvelle à la troisième personne. Si j’étais metteur en scène, je serais du genre, lors d’une scène de sexe, à sortir de la pièce et me concentrer sur le retour vidéo plutôt que d’être à deux centimètres des acteurs. Il y a la question ici du viol, que je voulais traiter avec décence. Je ne pouvais être dans sa tête.

Dans ces nouvelles, tu alternes entre le début du XXe siècle et le début du XXIe… Pour quelle raison ? 

Au départ, ma volonté était d’inscrire un recueil sur un temps long. Ma première nouvelle concernait Jean Cocteau, et l’amour impossible que je lui prête pour Raymond Radiguet (auteur du Diable au corps, mort à 20 ans en 1923, ndlr). Au milieu de l’écriture du projet, j’ai vu mes éditeurs qui m’ont fait remarqué cette évidence : la moitié des nouvelles se passaient dans les années 1920, les autres dans les années 2020. J’ai alors cultivé ce dispositif, en essayant de ne pas être trop "autoritaire" avec le lecteur, d’éviter les jeux de miroirs à grosses ficelles, type tuberculose/Covid 19… 

"S’il est un qualificatif qui me semble un peu moins faux que les autres, c’est bien la fluidité."

Quel sont alors les points communs ?

Je me suis efforcé de ne pas le théoriser, je préfère que les lecteurs fassent leur trajet. Ceci étant, je vois bien sûr des similarités, outre cette tuberculose qui résonne beaucoup et que j’ai voulu laisser de côté. Les années folles, au sortir de la boucherie de la Grande Guerre, et en termes politiques et en termes de libertés individuelles et sexuelles, sont importantes. Je pense que la question de l’émancipation est particulièrement présente, il y a un siècle et aujourd’hui. Elle est là chez les jeune génération d’aujourd’hui, celle à qui je m’adresse dans mes romans, la génération qui nous parle de non-binarité, de fluidité… Cette liberté qui m’impressionne et que j’admire, ce discours qui dit : "Il y en a marre d’être assigné à une case". L’univoque me gênant, cette génération aventureuse et culottée me séduit.

S’il est un qualificatif qui me semble un peu moins faux que les autres, c’est bien la fluidité. Si je te dis un jour que je suis solitaire, cette affirmation est démentie le lendemain par la preuve de ce que je fais dans mon métier, un travail collectif à la Maison de la poésie à Paris… Bref, je trouve que dans tous les espaces de nos vies, on est tout et son contraire. Je vais souvent dans des classes et pas une fois aujourd’hui le sujet n’est pas posé. Récemment à Montpellier, une jeune fille m’a demandé : "À partir de quand est-ce que je dois choisir mon identité sexuelle ?" J’ai répondu qu’il fallait d’abord interroger le verbe choisir. Qui, en dehors des diktats sociaux, te demande de choisir ? Ces conversations-là n’existaient pas il y a quinze ans.

À propos d’émancipation, la nouvelle dont tu parlais autour de Jean Cocteau et Raymond Radiguet avait déjà paru dans un autre de tes livres. Cocteau t’intéresse à ce point ?

J’ai ma version de Cocteau. Je ne sais pas ce que Claude Arnaud, qui a été au bout de ce que l’on peut raconter de lui, en dirait, mais cette histoire avec Radiguet m’a passionné. Pour moi, il ne s’est rien passé entre ces deux-là. Cocteau s’est attaché à quelqu’un qui n’allait pas l’aimer, encore une fois. C’est comme ça qu’il fonctionnait. C’était sa structure affective. Jean Marais a concédé plus tard s’être installé avec Cocteau par opportunisme de jeune comédien… Il est parti voir ailleurs très vite après. C’est ce que Cocteau a fait de cet amour impossible pour Radiguet que je trouve génial. Il a vite réalisé qu’il allait dans le mur, alors il en a fait une passion littéraire, esthétique. Il a accouché ce gamin en le faisant bosser. Cette passion qu’il n’a pas pu vivre, il l’a vécue à travers le travail qu’ils ont mené sur ses textes. Il a transformé l’impossibilité en quelque chose de fertile : le présenter à Grasset et lancer un génie. Il a trouvé une stratégie pour qu’il y ait couple malgré tout.

Tu mets aussi en scène Jacques Rigaut et Pierre Drieu La Rochelle, sympathisant nazi, caution de la NRF durant l’Occupation…

De Drieu, j’aime beaucoup Le Feu follet et Adieu à Gonzagues. Je me suis surtout passionné pour Rigaut, dandy désespéré qui m’a toujours touché, qui n’a laissé que de minces écrits… En lisant la biographie que lui a consacrée Jean-Luc Bitton (Le suicidé magnifique, Gallimard, 2019), j’ai découvert que Drieu était sans doute mal à l’aise avec ses désirs, et peut-être avait-il à l’endroit de Jacques Rigaut un désir inavoué. Je viens de dire que je n’aimais pas les qualificatifs, mais je crois que Rigaut n’était pas homo. C’est avant tout là l’histoire d’une amitié qui se fracasse. Drieu était pervers, en guerre avec lui-même. Il l’a prouvé pendant la collaboration…

"Je voulais poser cette question : n’y a-t-il pas des moments dans notre vie où l’on n’a plus besoin de passion ?"

Dans ta dernière nouvelle, tu te mets à la place d’un écrivain gay plus âgé. L’angoisse de vieillir ?

Non, j’ai encore du temps… C’est un hommage à Roland Barthes. Je suis fou d’un petit livre de Barthes qu’on ne connait pas : Incidents (Le Seuil, 1987). Ces textes, publiés de façon posthume, faisaient partie de son projet romanesque. Ce sont des petits textes autobiographiques, il y en a un sur le délaissement amoureux. Barthes y raconte ce qu’est de s’apercevoir un jour que l’on est plus objet de désir. Qu’est-ce que ça procure comme tristesse ? Je pense depuis longtemps à écrire un narrateur âgé. Si malgré tout je reviens au roman, il y aura un vieux ou une vieille dedans… De même, j’ai été passionné par la mise en scène dans mon texte de Marthe, cette sexagénaire à la retraite qui n’a plus besoin d’amour. Je n’ai pas la réponse, mais je voulais poser cette question : n’y a-t-il pas des moments dans notre vie où l’on n’a plus besoin de passion ?

Le personnage d’Annemarie assure quant à elle : "Je ne fais pas de politique, je suis écrivain." Tu le penses ?

Oui. Mon prof de philo en Terminale m’avait dit : "La littérature ouvre éventuellement sur la philosophie, sur l’exercice de la pensée, pourquoi pas sur la politique, mais d’abord elle s’occupe de représentations". La littérature raconte des histoires et inspire éventuellement. Je ne dirais jamais que la littérature ne doit pas être politique, mais celle que je pratique ouvre éventuellement sur des questionnements qui peuvent l’être. Quand j’écris Romance, je sais ce que je fais : je fais comme si l’homosexualité de Vince n’était jamais un problème. Cette banalisation de la question gay est politique. Quand je traite de Micha, garçon trans, je n’en fais pas un problème non plus. Je ne veux pas faire de littérature qui pense, dont le propos croulerait sous le discours, à la défaveur du romanesque. Certains m’ont dit, au bout de quelques pages de la lecture de Romance, que l’homosexualité de Vince ils s’en foutaient. Là, je dis victoire.

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Crédit photo : Francesca Mantovani (c) pour Gallimard