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spectacle"No(s) Dames", le projet musical de Théophile Alexandre qui veut dégenrer l’opéra

Par Aurélien Martinez le 24/01/2022
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Avec l’album et le spectacle No(s) Dames, le contre-ténor Théophile Alexandre questionne les rôles dévolus aux personnages féminins dans les grandes œuvres d’opéra – Carmen, La Flûte enchantée, La Traviata, Les Contes d’Hoffman… Des héroïnes maltraitées qu’il interprète lui-même, accompagné d’un quatuor féminin, afin de rompre avec "la fatalité de genre". Une démarche originale qui valait bien une interview !

Comment est né le projet No(s) Dames, présenté comme un "hommage dégenré aux tragédiennes d’opéra" ?

Théophile Alexandre : Ça remonte à loin, même si je n’en étais pas conscient. Très jeune, j’ai découvert le personnage de Carmen chez ma tante, grâce à un 33 tours. Au-delà de la musique de Bizet, incroyable, j’ai tout de suite été fasciné par cette femme forte, libre, tout en ne comprenant pas pourquoi elle meurt à la fin. Le temps a passé, j’ai fait mes études [notamment au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, ndlr], je me suis plongé dans tous les opéras… Puis cette histoire m’est revenue il y a deux-trois ans. Je me suis alors penché sur les autres héroïnes d’opéra, dont beaucoup ont en commun une certaine fatalité de genre : parce que femmes, elles sont maltraitées, ont un destin tragique allant souvent jusqu’à la mort…

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"No(s) Dames", le projet musical de Théophile Alexandre qui veut dégenrer l’opéra

C’est le "romantisme de la chute des femmes", comme vous l’écrivez…

Malheureusement. Et ce n’est jamais le contraire. Bien sûr, il y a quelques rôles où les hommes souffrent, mais ils sont très rares. C’est ce constat dérangeant qui a posé la première pierre du projet. L’idée a été ensuite de tirer un fil autour de cette fatalité, et de possiblement trouver une solution. Du moins, tenter d’en proposer une pour donner à entendre aujourd’hui ces musiques magnifiques sans perpétuer cette fatalité.

"J’ai voulu qu’un homme chante tous ces airs de diva, de soprano, pour montrer que oui, les hommes peuvent également souffrir d’amour, peuvent également être transportés par le romantisme…"

D’où votre choix d’inverser les rôles ?

Tout à fait. J’ai voulu qu’un homme – moi – chante tous ces airs de diva, de soprano, pour montrer que oui, les hommes peuvent également souffrir d’amour, peuvent également être transportés par le romantisme… Quant à la direction musicale, elle a été confiée à un quatuor de femmes, le quatuor Zaïde : là aussi c’est une inversion forte comme, pendant longtemps, les compositeurs, les librettistes, mais aussi les chefs d’orchestre ou encore les instrumentistes dans la fosse étaient tous des hommes, et dirigeaient ainsi ces femmes qui allaient jusqu’au bûcher. 

Quel a été le travail d’adaptation musicale nécessaire pour opérer ces inversions ?

On a arrangé la musique vocale, très aigüe car à la base écrite pour des sopranos, en la baissant afin que je puisse la chanter. En parallèle, on a réduit et adapté la musique instrumentale puisqu’à l’époque, ces airs étaient faits pour des orchestres de 40-50 instrumentistes. Nous passons maintenant à un quatuor, avec deux violons, un alto et un violoncelle. Le format devient très intime, et nous permet de trouver quelque chose d’humain dans une forme – l’opéra – assez surhumaine avec ces sopranos qui doivent presque hurler pour dépasser l’orchestre et toucher le spectateur.

Vous avez mis en avant 23 héroïnes d’opéra. Comment s’est fait le choix ?

J’ai d’abord fait un choix de cœur, avec des personnages qui m’ont toujours touché, comme Carmen bien sûr, mais aussi Violetta dans La Traviata. En menant des recherches, j’ai également fait des découvertes, notamment Solveig de Peer Gynt, gentille Norvégienne qui attend son amour pendant trente ans alors que lui est parti voyager et, bien sûr, rencontrer d’autres femmes. Ça donne un ensemble très varié, avec aussi bien des tubes de l’opéra que des airs moins connus. Et pour éviter le patchwork, le simple assemblage d’héroïnes les unes à la suite des autres, on a travaillé des transitions, des enchaînements, pour ne finalement construire qu’un seul personnage, qu’une seule femme. On passe donc, sans s’en rendre compte, du XVIIIe au XXe siècle, de l’Argentine à la Norvège en passant par la France, on change de langue selon les airs… Cette unité fait de l’ensemble une sorte de mini opéra.

Comment le milieu de l’opéra a-t-il accueilli votre projet ?

Même si on en est au tout début, on sent déjà que le sujet interroge, gratte, intéresse, dérange… Tout en respectant ces musiques qui ont traversé les siècles, notre volonté est de questionner un héritage opératique magnifique mais malgré tout maltraitant pour la femme – et également pour l’homme d’ailleurs, puisqu’il y a aussi un cliché de l’homme à l’opéra. Nous amenons notre réponse ; il y en a sans doute plein d’autres. On voit bien d’ailleurs aujourd’hui que les choses bougent, que certains artistes posent un regard différent sur ce patrimoine, livrent des clés pour aller ailleurs, comme lorsqu’en Italie, un metteur en scène change la fin de Carmen – c’est finalement Don José qui meurt. Ce sont des pistes, des essais… On est au tout début d’une grande remise en question qui va demander du temps vu que nous avons des siècles et des siècles à interroger, et pas que dans l’opéra !

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>> No(s) Dames
Sortie d’album en numérique vendredi 21 janvier, et en physique vendredi 4 février, chez NoMadMusic
Spectacle en tournée (Saint-Raphaël, Courbevoie, Marcoussis, Limoges…) ; agenda disponible sur le site de l’artiste