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histoireL'histoire du champion de tennis Gottfried von Cramm, amoureux d'un juif sous Hitler

Par Pierre Cochez le 03/06/2022
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Gottfried von Cramm et Manassé Herbst se rencontrent dans le gay Berlin juste avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Le premier est un jeune aristocrate allemand champion de tennis. Le second, âgé de 17 ans, est un comédien juif de Galicie. Ils vont s’aimer, connaître l’exil, la prison, la guerre…

Ils se sont connus à l’Eldorado, dans une obscurité enfumée, autour de tables rondes éclairées par des lampes aux abat-jours frangés. Cette année 1931, les gays font la fête à Berlin. Ils ne savent pas qu’ils dansent au bord du précipice. Gottfried von Cramm a 21 ans. Il est la star du Rot Weiss Tennis club de la capitale allemande. Ce fils d’un baron de Haute-Saxe est marié depuis peu. Cela ne l’empêche pas d’écumer avec l’un de ses six frères les établissements fréquentés par les homosexuels. 

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Ce soir-là, à la table d’à côté, Manassé Herbst fête avec sa troupe de comédiens le succès de l’opérette L’auberge du Cheval Blanc (Im weissen Rössl). Quelque 416 représentations en 18 mois. Manassé est un comédien juif originaire de Galicie, il a 17 ans, et cela fait dix ans qu’il monte sur les planches. Manassé et Gottfried vont s’aimer. Fort et longtemps. Les deux premières années, tout leur réussit. Manasse triomphe. Gottfried devient le numéro un du tennis allemand et joue sa première coupe Davis. Ils sont jeunes et beaux. Berlin est une fête pour les homosexuels du monde entier. 

Hitler et les persécutions

Et puis, Hitler arrive au pouvoir. Il veut célébrer les aryens et Gottfried lui plaît. Il est grand, élégant, blond aux yeux gris clair. Il parle un anglais impeccable, car son père a ramené de ses études à Oxford une anglophilie compulsive, embauchant une gouvernante britannique pour ses nombreux enfants. Son culte du grand air et du sport lui a fait construire un court de tennis en terre battue dans son château d’Oelber. Aux yeux du Führer, Gottfried doit faire briller la nation allemande sur les courts de la planète. 

Le champion de tennis se plie aux lubies d’Hitler : une petite croix gammée est brodée sur son polo blanc immaculé et il n’oublie pas de saluer d’un "Heil Hitler" le public, son partenaire ou l’arbitre, on ne sait plus. En 1936, il doit subir un sermon téléphonique de son Führer sur les vertus de la race aryenne avant d’entrer sur le court en finale de Wimbledon.  Mais Gottfried est déjà loin de ces folies. Il a refusé de rejoindre les rangs du parti nazi. Il a tenté, sans succès, de s’opposer à l’exclusion de Daniel Prenn de l’équipe allemande de coupe Davis. Daniel Prenn est juif, et le chef sportif du Reich a déclaré qu’aucun juif ne pourrait représenter l’Allemagne dans des compétitions sportives. Gottfried sait que les lois antisémites se doublent de persécutions organisées contre les homosexuels. Il est aux premières loges. Doublement, car il aime un homme juif. 

L’Eldorado a éteint ses petites lampes et congédié son orchestre. Manassé veut s’en aller de ce cauchemar. En 1936, Gottfried l’aide financièrement à fuir l’Allemagne. Manassé part pour Lisbonne, puis s’installe à Paris. Il écrit à Gottfried, qui participe à un tournoi en Australie, pour lui proposer de se retrouver en France. Ils n’y arriveront pas. Car, de son côté, Gottfried a de gros ennuis, lui aussi. Au printemps 1937, il joue la finale de la coupe Davis contre les États-Unis, dans un climat de forte tension entre les deux puissances. Le match décisif l’oppose à l’Américain Don Budge. Avant qu'il n'entre sur le court, Hitler l’appelle à nouveau. Budge confie ensuite : "Je l’ai vu sortir pâle et blanc et il a joué comme si sa vie dépendait de sa victoire"

Condamné pour financement d'un juif et homosexualité

Gottfried gagne les deux premiers sets mais perd le cinquième.  Quelques mois plus tard, il est arrêté par la Gestapo dans le château de ses parents. Toute sa courte vie lui éclate à la figure. On l’interroge sur Manassé Herbst. Un prostitué berlinois les aurait dénoncés. On lui reproche son divorce récent, et aussi du sang juif dans la famille de son ex-femme.  Son avocat a beau plaider qu’il a eu cette relation homosexuelle avant qu’elle ne soit interdite par les lois des nazis, et même que son client a cédé à un chantage financier de la part de Manassé Herbst, Gottfried von Cramm est condamné à un an de prison pour financement d’un juif et homosexualité. 

25 athlètes du monde entier signent une lettre demandant la libération du joueur de tennis. Ils écrivent : "von Cramm est un athlète idéal, un parfait gentleman et aucun pays ne pourrait souhaiter de meilleur représentant". Sa mère rend visite à Hermann Goering, membre du Rot Weiss Tennis Club et numéro deux du Reich. Gottfried est libéré au bout de six mois, mais interdit de toute compétition sous le drapeau ou sur le sol allemand. Gottfried part en Suède où il est invité par le roi Gustave V, fan de tennis et aussi de beaux hommes. Il se remet à la compétition internationale. Le comité de sélection du tournoi de Wimbledon n’aime pas les homosexuels. Il estime "qu’il ne peut accepter un joueur condamné pour des accusations de manquement à l’éthique". Des années plus tard, on apprendra que certains de ses membres étaient proches d’Oswald Mosley, le leader d’extrême droite britannique.

Manassé et Gottfried après la guerre

Gottfried n’a pas fini de payer. La guerre fait rage maintenant, et il est envoyé dans la division Hermann Goering sur le front russe. Deux de ses frères meurent là-bas. Au siège de Stalingrad, il perd son partenaire de double, Heinrich Henkel. Gottfried revient de l’enfer et reçoit la Croix de Fer pour ses actes héroïques. Et puis, le régime nazi s’écroule. Après la guerre, Manassé et Gottfried sont toujours vivants. Ils se retrouveront en Allemagne où Manassé viendra, en compagnie de sa femme, remercier Gottfried de son aide financière. Longtemps après, Manassé finira sa vie, à 83 ans, comme citoyen américain confortablement installé en Floride. 

Gottfried, lui, continue sa vie de roman. Après tout ce fracas, il reprend la compétition. Il est champion d’Allemagne jusqu’en 1949. À Berlin, il remet en état son club du Rot Weiss, dévasté par les bombardements. La rue qui le borde porte aujourd'hui son nom. Il gère aussi une propriété agricole héritée de ses parents. En 1955, Gottfried von Cramm se remarie avec Barbara Hutton, richissime américaine, héritière de la chaîne de magasin Woolworth. Cette mondaine combat sa neurasthénie en collectionnant les maris bien nés, comme Gottfried, ou bien faits, comme le play-boy dominicain Porfirio Rubirosa. Gottfried, un ami de jeunesse, sera son sixième et avant-dernier époux. Elle est fascinée par les joueurs de tennis. Il veut la sauver de l’alcool, de la drogue et de tout le reste. C’est une très mauvaise idée. Ils  restent mariés quatre ans. Ensuite, Gottfried part s’installer au Caire, d'où il exporte du coton pour l’Allemagne. Il aura une fin de cinéma, comme sa vie : en 1976, il meurt sur la route en revenant d’Alexandrie, aux côtés de son chauffeur, percuté par un camion.

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Crédit photo : domaine public, via Wikipedia CC