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histoire"Différent des autres" : la grande histoire du tout premier film gay

Par Florian Ques le 04/03/2022
"Différent des autres" : la petite histoire du tout premier film gay

En 1919, le film allemand Anders als die Andern (Différent des autres en VF), de Richard Oswald, changeait le visage du cinéma, portant pour la première fois de l'histoire une relation homosexuelle à l'écran. Rembobinage.

Il faut bien une première à tout. Quant au cinéma LGBTQI+, il s'est construit sur les fondations de Différent des autresAnders als die Andern en version originale, allemande. Réalisé par Richard Oswald, ce long-métrage sorti en 1919 a laissé sa trace dans l'histoire, qui l'a identifié comme le tout premier film gay au monde. Et sa propre histoire n'est pas anodine, dans le sens où elle aura eu des répercussions bien réelles sur l'Allemagne d'après-guerre et sur la façon dont le peuple germanique de l'époque considérait les homosexuels. Retour en arrière.

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Genèse d'un projet à contre-courant

Peu de détails sont connus sur l'origine exacte et extensive de Différent des autres. L'idée initiale du film aurait cependant germé suite à la rencontre entre le jeune cinéaste Richard Oswald et le sexologue Magnus Hirschfeld. Ce dernier plus particulièrement souhaitait concevoir une œuvre qui puisse dépeindre l'homosexualité sous un jour positif et ainsi tenir tête au paragraphe 175 – une section du code pénal allemand visant à condamner les hommes gays précisément à cause de leur sexualité. C'est ainsi que sont nés Paul Körner et Kurt Sivers, les amants maudits du film.

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D'une durée de 48 minutes, Différent des autres est un moyen-métrage muet en noir et blanc qui raconte donc la vie de Paul Körner (joué par Conrad Veidt), un talentueux violoniste qui s'amourache de son jeune disciple Kurt (Fritz Schulz) à qui il donne des cours de musique. Alors que leur romance bourgeonne, un homme appelé Franz les surprend et se met à leur faire du chantage, menaçant de dénoncer leur relation – illégale à cause du fameux paragraphe 175 en vigueur – aux autorités. Après quelques péripéties, le récit se clôt sur le suicide de Paul, ne supportant pas d'être rejeté par ses proches. Plein de chagrin, Kurt tente lui aussi de s'ôter la vie.

Oser pour instruire

La trame de Différent des autres n'est pas spécialement réjouissante, encore moins lorsqu'on la jauge avec un regard actuel, lassé des histoires queers sensationnalistes ou dramatiques. Pour autant, dans le contexte socio-politique de 1919, ce récit détonne au point de se montrer avant-gardiste. Pour la simple et bonne raison que c'est la première fois qu'un film porte un regard humanisant et compatissant sur l'homosexualité masculine à une période de l'histoire européenne où celle-ci était à la fois réprimée et diabolisée.

Pour faire passer son message presque pédagogique, Magnus Hirschfeld – dont les travaux sur la sexualité humaine et le militantisme ont amorcé la libération homosexuelle en Allemagne – joue lui-même dans le film. Il campe un médecin qui est à la fois le mentor de Paul et la voix de la raison, là pour éveiller le public quant au non-danger que représente l'homosexualité. À l'issue du film, il incite Kurt à ne pas mettre fin à ses jours, insistant qu'il doit vivre pour casser les préjugés et conduire à une "justice par la connaissance". En d'autres termes, selon le sexologue, c'est en éduquant les gens que l'on devient ensuite apte à se défendre et corriger les erreurs du passé.

Censure et réhabilitation

Si les chiffres du box-office n'existaient pas au début du siècle dernier, Différent des autres est tout de même un succès. D'après le Schwules Museum de Berlin qui avait organisé une expo éphémère à propos du film en 2019, celui-ci a été distribué à "plus de 40 copies". Peu après sa sortie, plusieurs groupes religieux et antisémites – Richard Oswald était juif – font barrage et appellent à la censure. Dans son ouvrage Gay Berlin: Birthplace of a Modern Identity, l'auteur Robert Beachy souligne alors que Différent des autres s'est vu retirer, en octobre 1920, son autorisation d'exploitation publique... à cause de trois psychiatres – Emil Kraepelin, Albert Moll et Siegfried Placzek – férocement opposés aux idées "pro-gay" soutenues par Magnus Hirschfeld.

Mais la tumultueuse histoire du film de Richard Oswald ne s'arrête pas là ! En 1933, les soldats nazis détruisent l'intégralité des copies de Différent des autres, tout comme diverses œuvres que le régime hitlérien cataloguait comme décadentes. À l'exception d'une seule rescapée, dénichée en Ukraine vers la fin des années 70. Une version restaurée du film a par la suite été réalisée par le Musée municipal de Munich. Depuis, des copies ont été réalisées, permettant au long-métrage d'être projeté dans divers festivals de cinéma. En 2009, il est édité en DVD en France : les plus aguerris pourront sans doute le chiner sur des sites de revente.

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Crédit photo : Deutsche Kinemathek