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théâtre"Vernon Subutex" par Thomas Ostermeier : un spectacle sans la fièvre de Despentes

Par Aurélien Martinez le 20/06/2022
"Vernon Subutex" au théâtre de l'Odéon à Paris

C’est l’événement spectacle vivant de cette fin de saison : à Paris, au Théâtre de l'Odéon, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier adapte le premier tome de Vernon Subutex, la trilogie littéraire à succès de Virginie Despentes. Un spectacle de quatre heures empli de rock et de désillusions qui peine pourtant à retranscrire l'énergie du roman.

Une imposante structure métallique indéfinie, tour à tour appartement bourgeois, loft à soirées mondaines ou encore bureau de producteur ; une bande-son rock omniprésente jouée en live ; une succession de soliloques dans lesquels des hommes et des femmes dissertent autant sur eux que sur notre monde contemporain… Thomas Ostermeier est clair sur ses intentions dès les premiers tableaux de son adaptation scénique du tome 1 de Vernon Subutex : il n’ira pas du côté de la plate illustration.

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Le metteur en scène allemand a préféré tenter de capter l’essence même du roman de Virginie Despentes ; roman que les comédiens et comédiennes nous livrent en allemand, avec des surtitres français – le spectacle a été créé à la Schaubühne, prestigieux théâtre berlinois que Thomas Ostermeier codirige, d’où ce croisement de langues inattendu. Thomas Ostermeier, souvent vu en France où il est acclamé, chemine d’ailleurs souvent avec des auteurs français contemporains, tels Didier Éribon et Édouard Louis, avec qui il assume avoir de nombreuses accointances politiques. Ça tombe bien, l’œuvre de Despentes est également très politique, là aussi côté gauche.

Comédie inhumaine

Vernon Subutex, c’est l’histoire d’un homme qui tenait à Paris un magasin de vinyles renommé appelée Revolver – d’où l’immense arme à feu lumineuse, façon enseigne-phare dans la nuit, qui trône au sommet du décor. Mais du fait de la crise (dans le monde de la musique notamment, de plus en plus numérique et capitaliste), Vernon a dû fermer sa boutique, point de convergence de toute une faune devenue orpheline. Sans revenu, l'"ange déchu" tente tant bien que mal de se faire héberger chez des amis ou des connaissances depuis qu’il s’est fait expulser de son appartement. D’où un spectacle construit en différentes séquences mises bout à bout, Vernon, look d’ado attardé, trimbalant sa fierté puis sa résignation tout au long de la représentation.

"Je n’ai aucun problème avec les romans utopiques, mais ce n’est pas ce que je fais. J’essaie de décrire ce qui m’entoure."

Virginie Despentes

En quatre heures, Thomas Ostermeier s’amuse à confronter son anti-héros à son passé. Ses comédiennes et comédiens, excellents, campent avec précision et exaltation tantôt une amante, tantôt une ancienne musicienne, tantôt un trader cynique, tantôt une ancienne actrice du X… Toutes et tous renvoient à leur manière, avec excès, un miroir à un public capable de rire sur les premières diatribes machistes d’un scénariste frustré avant d’être franchement mal à l’aise lorsque ce dernier assume clairement sa parole misogyne et raciste. "Quand j’essaie d’écrire sur le Paris de 2015, tout le monde a sa place. Y compris les fachos de mon entourage. Je n’ai aucun problème avec les romans utopiques, mais ce n’est pas ce que je fais. J’essaie de décrire ce qui m’entoure", explique Virginie Despentes dans l’interview du programme de salle.

Car à travers ce récit sur la déchéance d’un homme, Virginie Despentes s’intéresse à "un monde disparu" – le sien – et à une contre-culture fanée – celle de la fin du siècle dernier. Sa série de romans publiée entre 2015 et 2017 peut être vue une sorte de Comédie humaine de Balzac, en version punk et queer, dans laquelle elle dresse le portrait d’une certaine France (ici Paris) avec un style nerveux bourré de petites scènes acides qui en disent long sur notre société patriarcale, sa violence intrinsèque, son conformisme hétéro-bourgeois… Extraits du roman : "Les gens qui ont des gosses font toujours chier ceux qui n'en ont pas. Mais ils ne supportent pas qu'on leur dise la vérité – quand je vois ta vie franchement j'ai envie de tout sauf de la même", ou "Facebook est passé par là et cette génération de trentenaires est composée de psychopathes autocentrés, à la limite de la démence. Une ambition crue, débarrassée de tout souci de légitimité".

"Vernon Subutex" par Thomas Ostermeier : un spectacle sans la fièvre de Despentes
Thomas Aurin

Et soudain, Vernon Subutex

C’est malheureusement à côté de toute cette force, il est vrai très littéraire, que Thomas Ostermeier passe, livrant de fait un spectacle paradoxalement atone. Certes, il a bien tenté de glisser ici et là des punchlines de Despentes, de faire des clins d’œil à l’actualité la plus récente pour montrer son acuité politique (la crise sanitaire notamment, qui a engendré de nouveaux Vernon Subutex), de proposer des astuces de mise en scène dynamiques (écrans vidéo, micros, séquence filmée au smartphone…) ou de secouer l’ensemble en mettant un efficace groupe de rock sur le plateau, mais impossible pour lui, même en plusieurs heures, de donner de l’épaisseur à un récit aussi dense. Et, surtout, à autant de personnages, au premier rang duquel Vernon Subutex.

Le comédien Joachim Meyerhoff est certes parfait dans le rôle ; pourtant, il devient presque un figurant parmi d’autres d’un périple qui donne l’impression d’avancer en mode automatique (un monologue, un morceau de rock ; un monologue, un morceau de rock…), malgré quelques fulgurances ici et là – notamment la scène chez le trader, particulièrement drôle. Cette désincarnation culmine dans les figures de La Hyène, détective borderline, et de la rockstar Alex Bleach, morte avant le début de l’intrigue, devenues deux présences fantomatiques à l’opposé de leur magnétisme dans le livre.

Il faut attendre la fin du spectacle et la dernière séquence où Vernon Subutex se retrouve seul, à terre, pour que Thomas Ostermeier arrive enfin à transmettre véritablement la charge de l’écriture de Despentes. Un tableau tout en dénuement qui reste longtemps en mémoire une fois les lumières de la salle rallumées, confirmant une fois de plus s’il le fallait que Vernon Subutex est une grand roman, et Virginie Despentes une grande autrice dont on attend le prochain livre, prévu pour cet été, avec impatience.

>> Vernon Subutex 1, au Théâtre de l’Odéon jusqu’au dimanche 26 juin 2022

Selon l’Odéon, aucune tournée n’est pour l’instant prévue en France, et aucune information n’a été donnée sur une possible mise en scène par Thomas Ostermeier des tomes suivants.

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Crédit photos : Thomas Aurin