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interview"Au départ, le test était une blague !" : Alison Bechdel, bédéiste lesbienne et féministe

Par Florian Ques le 04/10/2022
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Icône de la pop culture depuis que son fameux test de Bechdel est devenu un baromètre féministe, l'illustratrice américaine Alison Bechdel a pris le temps, de passage à Paris de parler avec nous des lesbiennes, de séries et de ses espoirs pour le futur.

Impressionnée. Voilà comment s'est sentie Alison Bechdel lors de son dernier séjour à Paris, quand elle a découvert la salle comble qui l'attendait pour une rencontre organisée le 8 septembre au cinéma MK2 Bibliothèque. "Ce n'est pas la première fois que je viens et je me suis toujours sentie bien accueillie ici, mais c'était bien plus intense cette fois, remarque-t-elle. J'ai dû signer des livres pendant deux heures !"

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La dessinatrice aujourd'hui âgée de 62 ans, native de Pennsylvanie dans le nord-est des États-Unis, n'en est pas à son coup d'essai. Bien avant sa dernière parution, intitulée Le Secret de la force surhumaine, elle avait connu le succès avec Fun Home – dédié à son père – et C'est toi ma maman ? – consacré à sa mère. Ouvertement lesbienne, l'autrice analyse le genre et l'identité, des enjeux perceptibles dans ses travaux dont le plus connu porte son nom : le fameux test de Bechdel. Baromètre pour jauger du traitement d'un personnage féminin dans une fiction, celui-ci sert notamment à souligner et à dénoncer les biais sexistes dans la création. Pour têtu·, l'illustratrice revient sur les origines de ce test, mais également sur son expression de genre et ses espoirs concernant la communauté queer.

Vous avez publié trois BD autobiographiques jusqu'ici. Qu'est-ce qui vous attire avec cette forme d'art ?

Alison Bechdel : J'imagine que c'est parce que je suis quelqu'un de très égocentrique. (Rires.) J'ai écrit ma première BD autobiographique à un tournant de ma vie, quand mon père est décédé. C'était comme si j'avais besoin d'extirper cette histoire hors de mon corps et de l'exposer au monde. Ça a sans doute à voir avec mon éducation catholique et mon rapport à la confession quand j'étais enfant. J'ai toujours bien aimé ce sentiment de lâcher prise et de se sentir libre juste après.

C'est une remise à zéro quand vous publiez une nouvelle BD ?

Plutôt. C'était l'idée, en tout cas. Je n'ai pas vraiment pu faire le deuil de mon père et extérioriser mes sentiments. D'une façon, écrire Fun Home, c'était comme si je lui offrais un enterrement. Je n'avais pas pour but de me purger moi-même mais c'est ce qu'il s'est passé. Quand le livre a été publié, je me sentais beaucoup moins torturée par la présence de mon père dans mon esprit.

Quels sont vos goûts en matière de romans graphiques ?

La vérité, c'est que je ne lis pas assez, qu'il s'agisse de romans graphiques ou non. Mon grand classique, ça reste les Tintin, que je peux lire encore et encore. J'adore ce type de dessin. J'aime aussi beaucoup le travail de Rutu Modan, dont le trait ressemble beaucoup à celui d'Hergé. De toute façon, si je n'aime pas le style de dessin d'un roman graphique, je ne peux pas le lire.

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Crédit photo : Denoël Graphic

L'histoire de votre dernière BD, Le Secret de la force surhumaine, est divisée en décennies. Si vous deviez choisir celle où vous avez le plus changé, ce serait laquelle ?

Ce n'est pas facile. J'ai l'impression d'avoir beaucoup progressé entre mes 25 et 35 ans.

Et qu'espérez-vous apprendre durant votre soixantaine qui s'ouvre ?

J'aimerais vraiment apprendre à ne plus être mon propre obstacle. J'y arrive de mieux en mieux, mais c'est toujours un frein. Le secret, c'est de se détendre, d'avoir confiance, de lâcher prise... Ce n'est pas évident pour moi. Je suis une vraie maniaque du contrôle.

Vous vous êtes fait connaître avec Dykes to Watch Out For, qui était une sorte de The L Word avant même que The L Word existe. Vous avez regardé cette série ?

Je n'ai regardé que quelques épisodes de la nouvelle version. C'était frustrant, car je ne connaissais pas tous les personnages et leurs histoires, mais c'était quand même distrayant et j'ai bien aimé !

C'est dans cette bande dessinée qu'est apparu pour la première fois le test de Bechdel. Vous anticipiez le phénomène que celui-ci allait devenir ?

Non, ce n'était qu'une blague ! Une amie rigolait là-dessus et, quelques jours plus tard, comme j'étais peu inspirée, je me suis servie de notre discussion pour une planche de BD. Puis rien ne s'est passé durant des années, c'était juste une planche comme tant d'autres. Mais internet a débarqué, et, je ne sais pas trop comment, mais ça a pris une ampleur dingue.

Que pensez-vous de la représentation lesbienne dans la pop culture contemporaine ?

Il y en a davantage que lorsque j'étais ado, c'est une évidence, mais j'ai l'impression de voir peu de représentation authentique. On a toutes ces plateformes de streaming où l'on peut absolument tout visionner. Ce n'est pas comme avant, où tout le monde regardait la même chose sur une grande chaîne de télé. C'est génial qu'il y ait davantage de choix, mais c'est triste que peu de gens regardent les séries dites queers. Ça revient à prêcher des convertis.

Y a-t-il des œuvres récentes qui vous ont marquée ?

J'adore la série Irma Vep, même si j'ai un peu de mal avec la représentation lesbienne qu'elle propose. On ressent la présence du regard masculin. Les scènes où l'héroïne est avec sa petite amie semblent presque voyeuristes, pas tout à fait sincères ou authentiques. J'aime malgré tout la série pour ses autres qualités.

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Crédit photo : Denoël Graphic

Est-ce mieux selon vous qu'une histoire lesbienne soit racontée par une femme lesbienne ?

C'est un débat qui revient beaucoup, et je sais que bon nombre de personnes insistent sur le fait qu'on ne peut écrire que sur ses propres expériences. Au début des années 1980, je voulais inclure des femmes racisées dans Dykes to Watch Out For, mais je savais aussi que je ne comprenais pas leur vécu et que je ne pouvais pas parler en leur nom. J'ai alors pris la responsabilité de m'informer, de connaître ces femmes et de m'identifier à elles. C'est un travail d'empathie.

Si vous ne deviez citer qu'un seul personnage lesbien, ce serait lequel ?

Je suis toujours hantée par Stephen Gordon dans Le Puits de solitude [de Radclyffe Hall]. C'est le premier personnage lesbien auquel j'ai fait face, et son histoire est vraiment sombre et déprimante. J'aurais volontiers choisi un autre livre pour une première fois ! (Rires.)

Vous avez porté un costard masculin lors de votre remise de diplôme universitaire. Était-ce facile pour vous à l'époque d'explorer votre expression de genre ?

J'ai l'impression d'avoir toujours été claire sur mon expression de genre, même quand j'étais enfant, mais ce fut une vraie épreuve au cours de ma vie. Je me disputais avec mes parents pour pouvoir porter des pantalons, pour avoir les cheveux courts... Porter un costume aujourd'hui est complètement normalisé. Personne n'y prêterait attention. Mais à l'époque, c'était risqué, et je n'ai osé le faire que parce que ma famille était absente. C'était un acte de libération.

Quel regard portez-vous sur l'état actuel du monde, notamment concernant les enjeux LGBTQI+ ?

Je suis inquiète. J'ai longtemps été épatée des progrès qu'on a pu faire, mais je me suis toujours sentie nerveuse. Est-ce que ça va durer ? Au début, je pensais que oui. Maintenant, j'en suis moins sûre. Je me dis que la seule façon pour que l'humanité dure sur cette planète, c'est d'adopter un fonctionnement plus progressiste. On ne peut pas continuer sur un mode conservateur, plein de haine et d'individualisme. Ce n'est pas durable. Mais je garde espoir. Il le faut, autrement mieux vaut que je me jette directement dans la Seine. (Rires.)

Et quels sont vos espoirs quant à la communauté lesbienne en particulier ?

J'espère qu'on pourra surmonter la question trans, qui divise la communauté. Je trouve ça perturbant qu'on se prenne autant la tête autour de quelque chose qui est simple : on doit lutter contre la transphobie. Il faut vraiment qu'on se ressaisisse là-dessus.

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Crédit photo : Denoël Graphic