Abo

interview"Il m'a fallu du temps pour m'accepter" : rencontre avec Alice Oseman, créatrice de "Heartstopper"

Par Aline Laurent-Mayard le 16/09/2022
Alice Oseman

Contrairement à ses personnages Nick et Charlie, Alice Oseman, créatrice de la série Heartstopper, n’a jamais ressenti de sentiment amoureux ou de désir sexuel. Et pour cause : iel est asexuelle et aromantique. Comment écrit-on le sentiment romantique quand on ne le connaît pas ? Entretien.

Alice Oseman approche à peine de la trentaine, et jouit déjà du statut de star de la littérature pour jeunes adultes. Ses trois romans L’année solitaire, Silence radio et I was born for this, ainsi sa série de romans graphiques Heartstopper, cartonnent dans le monde entier, et son prochain livre est très attendu.

Plutôt que de sortir un roman au sujet facile et au succès certain, Alice Oseman dévoile Loveless, un récit d’apprentissage sur l’asexualité et l’aromantisme (le fait de ressentir peu ou pas d’attraction sexuelle et romantique). Inattendu et casse-gueule ! Le roman, sorti en France le 19 janvier dernier aux éditions Hachette, suit Georgia, une jeune étudiante anglaise qui s’affirme en tant qu'"ace" et "aro" (asexuelle et aromantique).

À lire aussi : Drapeau gay, lesbien, bi, trans, pan, aro… Couleurs et signification de chaque flag LGBTQI+

Loveless est un succès en librairie. Aux États-Unis, il est depuis la mi-mars sur la liste des best-sellers du New York Times dans la catégorie jeunes adultes. Est-ce que vous vous attendiez à un tel succès ?

Alice Oseman : Non, je ne pensais pas que le livre marcherait aussi bien. Comme il s’agissait du vécu d’une personne ace et aro, je pensais que peu de gens seraient intéressés, mais à l’évidence, je me suis trompée. Même les personnes qui ne sont pas elles-mêmes ace ou aro ont voulu le lire, juste pour en savoir plus sur cette expérience.

Les réactions à Loveless ont été vraiment incroyables. Les gens ont du mal à trouver des livres sur ce processus de découverte de son asexualité et de son aromantisme. Il y a désormais quelques représentation dans des livres et séries télé, mais il n'y a pas beaucoup d'histoires qui se concentrent sur ces sujets, qui racontent le processus complexe de découverte de soi ou le coming out. Je reçois beaucoup de messages de personnes qui se sont reconnues dans ce livre et ont eu l’impression d’être vues.

Vos premiers livres avaient des personnages ace, mais l'asexualité et l’aromantisme n'y étaient pas discutées. Pourquoi avoir attendu pour écrire sur ces sujets ?

D’abord parce qu’il m'a fallu beaucoup de temps pour accepter qui j’étais. Même lorsque j'écrivais des personnages secondaires asexuels, comme Aled dans Silence radio, j'étais toujours en train de d’explorer mon identité. Je ne me suis senti·e suffisamment en confiance et à l'aise pour me concentrer sur ce sujet que lorsque j'ai écrit Loveless. C'est aussi, à bien des égards, un sujet assez complexe. Il faut avoir beaucoup de connaissances sur les différents types d'expériences qui existent dans les communautés aro et ace. Et puis, j’ai aussi réalisé à quel point il y avait peu d'histoires sur le fait d'être aro et ace. Je me suis dit que c'était quelque chose qui me semblait important d’écrire, quelque chose que je voulais apporter à la société.

Etait-il difficile d’écrire un roman sur un sujet aussi personnel ? 

Je dis toujours que Loveless est inspiré par ma propre expérience en tant qu’aro et ace, mais que ce n'est pas une histoire autobiographique. Les choses qui arrivent sont toutes inventées ! Écrire sur quelque chose qui est si personnel a été vraiment très difficile parce que cela oblige à remonter à la surface beaucoup d'émotions négatives et de choses du passé auxquelles on ne veut pas penser normalement.

Le processus d'écriture a été difficile à tous les niveaux en réalité. Je n’arrivais à trouver ni l'intrigue ni la conclusion. Il y avait beaucoup d’attentes. À la fois de la part de ma maison d’édition – c’était le deuxième livre d'un contrat de deux – et du public. C'était mon quatrième livre, donc j'avais déjà pas mal de lecteur·ices à cette époque.

"On me demande souvent pourquoi j'écris des histoires romantiques alors que je suis ace et que je suis aro."

Dans Loveless, Georgia et son amie Rooney comparent ce qui leur donne envie de se masturber. Georgia réalise que, contrairement à son amie, elle n’est jamais excitée par des personnes ou des corps, mais par une alchimie entre deux personnages. En lisant cette discussion, j’ai enfin réussi à comprendre comment je fonctionnais sexuellement en tant que personne ace. C’est une scène très puissante et importante. Pourquoi était-ce important de l’avoir dans le livre ?

Beaucoup de conversations que j'ai avec mes amis portent sur la sexualité. Dans Loveless, l'amitié de Georgia et Rooney est importante parce qu'elles arrivent à ce point de leur relation où elles peuvent se parler de choses taboues dont on ne parle pas habituellement. Avoir ces conversations profondes est important pour comprendre qui ont est. 

Je voulais déconstruire l’idée fausse très répandue selon laquelle "toustes les asexuel·les n'ont jamais eu de relations sexuelles, qu’iels ne pensent jamais au sexe, qu’iels détestent le sexe". C'est tout à fait valable de ne pas apprécier la sexualité, et beaucoup d'asexuel·les ressentent cela, mais ce n'est pas quelque chose auquel tout le monde peut s'identifier. Je voulais dissiper ce mythe.

Vous êtes devenu célèbre avec Heartstopper, un livre sur deux garçons qui tombent amoureux, pourquoi avez-vous voulu écrire sur un sujet si loin de votre expérience ?

Nick et Charlie sont des personnages qui me sont chers depuis très longtemps. Ils sont apparus pour la première fois dans mon premier roman, L’année Solitaire, qui est sorti en 2014. Dans ce livre, ils ont une relation très forte, et leur amour est une lueur d'espoir dans une histoire qui est autrement assez sombre. Après avoir écrit ce livre, j'ai voulu raconter leur histoire, comprendre comment ils étaient arrivés à ce point de leur relation, comment ils étaient devenus si présents l’un pour l’autre, si aimants et si matures.

On me demande souvent pourquoi j'écris des histoires romantiques alors que je suis ace et que je suis aro. Ce n'est vraiment pas quelque chose auquel je pense. Ce sont des personnages que j'adore, c'est une histoire qui me fait plaisir à raconter et à lire. J'adore lire des histoires d’amour romantique, et c’est tout. Ce n'est pas parce qu’on aime lire ou écrire certaines choses qu'on veut nécessairement cela pour soi-même. C’est comme les gens qui aiment regarder des films d'horreur, cela ne signifie pas qu’ils veulent être dans un film d'horreur.

À lire aussi : "Heartstopper" sur Netflix : la série gay la plus attendrissante de l'année

Comment réussissez-vous à retranscrire aussi bien cette tension amoureuse entre Nick et Charlie alors que vous ne l’avez jamais connue ?

J'ai grandi dans un monde où les histoires d’amour romantique sont partout, c'est dans presque toutes les histoires, chansons, films. Je ne peux pas vraiment vous dire pourquoi je peux écrire moi-même ce sentiment. Je le comprends grâce à ce que j'en ai vu. Et puis ce sentiment d'excitation quand on apprend à connaître quelqu'un, je ne pense pas que ce soit nécessairement réservé aux personnes qui ne sont pas ace ou aro. Je ne trouve pas ça difficile d’imaginer ce que Nick et Charlie ressentent.

Avant de sortir un volume de Heartsopper en librairie, vous publiez quelques pages tous les dix jours sur sur la plateforme Tapas. Dans les dernières publications, Nick et Charlie commencent à ressentir l’envie de coucher ensemble. Pourquoi avoir voulu retranscrire ce désir grandissant ?

C'est ce vers quoi se dirigent Nick et Charlie. C’est très courant, quand on est un adolescent en couple, pour la première fois de commencer à explorer sa sexualité avec sa ou son partenaire. Ce n'est pas le cas pour tout le monde, mais j'avais l’impression que c'était le cas pour Nick et Charlie. Cela sera exploré dans le prochain chapitre de Heartstopper, mais toujours d'une manière appropriée pour les ados.

Pourrons-nous voir des personnages ace et/ou aro dans vos futures créations ?

Oui définitivement ! J’aimerais vraiment trouver de la place pour un personnage ace dans Heartstopper. Ca devient difficile parce qu'il y a déjà tellement de personnages, mais j'aimerais vraiment que ça se réalise. Et je suis sûr·e que dans toutes les autres histoires futures que je ferai, il y aura des personnages ace et/ou aro.

Et dans la série Netflix?

Je n'ai pas le droit de le dire. Je suis vraiment tenu·e au secret pour le moment !

À lire aussi : "Heartstopper" : la romance graphique qu'on aurait aimé lire (et vivre) au lycée

Crédit photo : Hachette