À l'occasion d'une rétrospective et d'une master class à la Cinémathèque française, le cinéaste américain culte John Cameron Mitchell (Shortbus) s'est livré sans langue de bois à têtu· sur le cinéma et notre époque.
Invité d’honneur la semaine dernière du Festival international du film indépendant de Bordeaux, et célébré par une rétrospective et une master class à la Cinémathèque Française à Paris du 19 au 22 octobre, John Cameron Mitchell montrera aussi l’étendue de ses talents d’entertainer – il est aussi, entre autres, DJ et chanteur – lors de la soirée Bizarre de ce samedi 22 octobre, à Paris. Le réalisateur de Hedwig and the angry inch et de Shortbus revient pour têtu· sur ces deux œuvres cultes, sur sa carrière d’acteur et sa nouvelle passion pour les podcasts de fiction.
Vous êtes invité ce mois-ci pour une rétrospective et une master class en France, comment vivez-vous cette reconnaissance ?
John Cameron Mitchell : Je me définis comme une sous-célébrité. Une position très appréciable, car je peux marcher tranquillement dans la rue. On me connaît désormais davantage pour la série Sandman que pour tout ce que j’ai fait auparavant, ce qui est très étrange pour moi. J’aime beaucoup la possibilité que j'ai aujourd'hui de pouvoir voyager, notamment en France, pays qui a inventé le cinéma, pays de l’amour et des droits de l’homme…. J’adore venir dans de petits festivals européens où l’on parle peu de business, où l'on peut échanger au sujet de vieux films qui semblent maintenant appartenir à l’ère muséale. Le dernier âge d’or du film indépendant se situe dans les années 1990 et 2000. À cause du streaming et des plateformes, les gens ne vont plus en salles pour voir les petits films comme nous le faisions à l'époque. Et c’est vraiment dommage, car les courts-métrages, les films indépendants sont des histoires simples, comparables à des poèmes, tandis que les gros films que les gens vont voir en salles sont l’équivalent de romans. Ces petites productions continueront à exister même si elles ne sont plus trop dans l’air du temps, même s’il y a le danger qu’à terme elle soient vues comme l’est la musique jazz, ou même le rock, qui n’est plus trop à la mode. Moi, je crois au retour du Rock n’Roll et des petits films ! Au départ, je voulais être romancier, mais je suis devenu acteur, j’ai fait des films, puis un album pendant le covid, et j’écris actuellement mon deuxième podcast de fiction.
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Pour le public queer, vous êtes le réalisateur de deux films iconiques : Hedwig and the Angry Inch et Shortbus. Ces films sont encore vus aujourd’hui, et notamment par un public jeune…
Oui, ils les découvrent encore ! Et je n’arrive pas à croire que je n’aie pas encore été cancelled ! Quoique si ! Hedwig a été "cancelled" en Australie, où une grosse production avait monté la comédie musicale. Le rôle d’Hedwig était tenu par une star de la télé qui venait de faire son coming out, et il y a eu une pétition, menée par de jeunes acteurs trans et non-binaires, qui disait qu’Hedwig était un personnage trans et qu'il ne pouvait être interprété que par des acteurs ou des actrices trans. Je leur ai répondu que je comprenais ce qui pouvait motiver cette démarche, car il y a très peu de rôles de personnages non gender conforming. Et c’est justement bien pour cela que j’ai écrit ce rôle ! Mais limiter ce personnage à cela n’est pas ma vision. Le personnage d’Hedwig a été forcé à une opération par le "binarcat" [binarchy, contraction de binaire et de patriarcat, NDLR] ; on lui a dit qu’il devait être une femme car il n’avait pas vraiment de pénis. Le personnage explore les genres, mais je ne le définirais pas comme trans, car il est toujours dans un entre-deux. Il est difficile d’être libre sans se conformer à un genre en particulier.
Vous pensez qu’il serait possible de refaire ce film aujourd’hui ?
Si je devais refaire le film aujourd’hui, il y aurait trop de tensions car les gens sont trop accrochés à leurs territoires identitaires, ce qui me semble dangereux pour l'art. Car si nous sommes devenus des artistes, c’est justement pour se libérer des règles, et même pour essayer de les faire changer. Ce n’est pas pour se soumettre à une nouvelle forme de dictature, et ce même si nos règles sont différentes des précédentes. Un homme qui est opéré de force, ce n’est pas la même chose qu’une femme trans. Cela se rapproche davantage de ce qui est pratiqué dans certains pays, comme l’Iran. Là-bas, si vous êtes un garçon gay ou efféminé, l’État paiera pour votre opération et vous fera entrer dans les cases binaires, les seules qu'il accepte. L’assignement de genre n’a rien à voir avec la transidentité. C’est un peu désolant de voir ce qui s'est passé en Australie, car ça a stoppé la production. Les militants n’ont pas cancelled l’histoire mais le casting et le personnage, qui est pourtant une métaphore. De nombreuses personnes trans ont joué ce rôle et c’est tant mieux, mais tout cela n’est que du drag, donc n’importe qui peut jouer n’importe quel personnage !
Souvent, ces jeunes activistes d’à peine 20 ans, qui n’ont pas encore vécu, s’arrogent le droit de dire ce qui est juste et ce qu’il ne l’est pas. Ils devraient se confronter à l’expérience de la vie et à l’incertitude ! Et la génération qui a survécu au sida peut devenir très en colère quand on lui dit ce qu’elle a le droit de dire. On doit comprendre d’où l'on vient, et il faut également plus d’empathie. Mais je suis très heureux que mes films continuent à être vus, qu’on comprenne qu’il y a plusieurs couches et qu’on peut y voir des choses différentes selon les périodes de sa vie. Mes films préférés, je les regarde tous les cinq ans, et j’y vois toujours des choses nouvelles.
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Et Shortbus, vous pourriez le refaire aujourd'hui ?
Quand Shortbus est ressorti récemment, tous les spectateurs qui n'avaient retenu à l'époque que les scène de sexe, se sont mis à y voir d'autres choses, et à penser : "Oh mon Dieu, nous allons tous mourir !" Ils avaient compris. Ce film n’a pas encore été cancelled, pourtant il comporte certaines scènes de sexe désormais considérées comme de l’exploitation. Alors que nous avons vraiment travaillé en mode collaboratif avec les acteurs, que nous avons écrit et conçu le film ensemble, comme on le faisait dans les années 1970. Ce sont leurs histoires, et aussi un peu la mienne. J’aimais aussi l’idée d’explorer l’orgasme féminin, souvent invisible. Dans une scène de sexe entre deux personnages hétéros, la femme s’arrête toujours quand l’homme jouit, mais qu’en est-il de son propre orgasme ?
Dans la série Joe vs Caroll, j’interprète le rôle de Joe Exotic et, lors d’une scène, je me retrouve dans le lit avec mes deux maris, interprétés par deux jeunes acteurs hétéros. Nous étions entourés de conseillers d’intimité pour négocier quelles fesses allaient être vues ! Ce n’est qu’un cul ! Imaginez les heures de négociation pour un plan de pénis; il aurait même fallu des avocats. J’ai ri en pensant qu’il aurait fallu des milliers de conseillers d’intimité pour tourner Shortbus aujourd’hui !
"L'art est une métaphore. Le respect, la sensibilité, cela suffit."
Comment voyez-vous l’évolution du cinéma queer depuis la vague majeure du New Queer Cinema des années 1990 ?
Pour moi, la matrice du queer au cinéma c’est Un chant d’amour, de Jean Genet. Je suis allé au festival de Sundance en 1991, l’année où l'on a commencé à parler de "cinéma queer", où Poison de Todd Haynes [adapté de Jean Genet, NDLR] a gagné le Grand prix et Paris is burning de Jennie Livingston, le Grand prix du documentaire. En 1992, j’y suis retourné comme acteur et j’ai rencontré Christine Vachon [la productrice de nombreux films du New Queer Cinema dont Poison, NDLR], qui plus tard a produit Hedwig… Derek Jarman était présent; c’est la figure paternelle du cinéma queer et le premier artiste à avoir parlé ouvertement de sa séropositivité. C’était de là que je viens. J’ai tellement appris de Jarman, Haynes, Vachon ou Gus Van Sant. Ils ont apporté un regard nouveau sur le monde en cassant les codes. Parmi mes films queers préférés, il y en a aussi certains qui ont été réalisés par des cinéastes hétéros, comme Happy Together de Ang Lee. L’un des acteurs était gay, l’autre non, et ils sont arrivés à Buenos Aires sans connaître l’histoire… Ce film est incroyable. On parlerait aujourd’hui d’appropriation culturelle, mais c’est oublier que l’art est une métaphore. Le respect, la sensibilité, cela suffit.
Vous êtes très sollicité comme acteur aujourd’hui, notamment dans les séries…
J’adore jouer les méchants gays ! Parce que ça y est, on peut enfin en rejouer ! Dans cette nouvelle série, City on Fire, je joue un horrible méchant gay ! Mais les séries m'ont surtout permis d’acheter ma nouvelle maison à la Nouvelle-Orléans, qui a autrefois été un lieu de culte et qui va devenir mon propre Shortbus, mon "salon" culturel. On était fatigué des stéréotypes gays dans les années 1990, des victimes, des rigolos ou des méchants. J’ai joué les trois, mais c’était assez ennuyeux. Maintenant qu’il y a plus de diversité dans les rôles gays, je peux me lâcher, on peut s’amuser avec les stéréotypes, et jouer à nouveau le meilleur copain gay qui fait des blagues, mais en plus vieux.
Avez-vous des projets de films à réaliser ?
Maintenant, je réalise d’une autre façon, avec d’autres formes. J’ai réalisé un podcast de fiction, Anthem : Homunculus, qui dure 6 heures et comporte 10 épisodes. C’est à moitié autobiographique, et l’autre moitié est de la pure imagination sur ce qu’aurait pu être ma vie si je n’avais pas quitté la ville où j’ai grandi. Il y a une tumeur vivante dans ma tête qui me parle et qui est joué par Laurie Anderson. Glenn Close interprète ma mère, et Patty Lupon ma tante. C’est peut-être ce dont je suis le plus fier ! C’est une vraie expérience de cinéma, mais sans image : 2 ans de travail, 40 acteurs, 40 morceaux de musique… Et je travaille actuellement sur une nouvelle série de fiction en podcast qui s’appelle Cancellation Island et qui parle d’un endroit où se retrouvent toutes les personnes cancelled. C’est un purgatoire, une espèce de cure de désintox mais sans aucune règle ! J’aimerais aussi écrire des romans et, concernant les films, je ne sais pas si j'en referai un jour. Je me concentre sur mes podcasts, la musique, les séries et ma maison, dans laquelle je vais organiser une belle fête en avril prochain, pour mes 60 ans.
> Programme de la rétrospective à la Cinémathèque Française du 19 au 22 octobre
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Crédit photo : Matthiew Placek