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interviewLukas Dhont, réalisateur de "Close" : "La tendresse est un choix politique"

Par Franck Finance-Madureira le 31/10/2022
Lukas Dhont sort son deuxième film, "Close"

Révélé par Girl en 2018, le réalisateur belge Lukas Dhont, en couverture du magazine de l'automne, a conquis Cannes 2022 avec son deuxième film, Close, au cinéma ce 1er novembre. À travers son regard, cette histoire de l’amitié entre deux gamins, et les bouleversements qu’elle provoque, s’avère totalement queer.

Photographie Yann Morrison
Stylisme Hugo Asensio

L’enfance est un archipel, avec ses codes et ses horizons propres, qu’on peine souvent à discerner une fois atteint l’âge adulte tant ils paraissent distordus, comme des mirages tremblants, à notre œil patiné. Lukas Dhont, lui, semble en avoir gardé l’accès. Pour Close, son deuxième long-métrage après Girl, en 2018, il retourne à son exploration des affres de l’adolescence en abordant cette fois l’histoire de Léo et Rémi, 13 ans, amis à la ville comme à l’école. Mais le réalisateur belge – flamand – de 31 ans a déjà évolué depuis son premier film, qui traitait de la transidentité adolescente, et dont la violence d’une des scènes avait profondément divisé. Comme le signale dans Close l’omniprésence de champs de fleurs fraîches, Dhont, qui prend soin de ne pas étiqueter ses deux gamins protagonistes (signalons au passage le casting parfait d’Eden Dambrine et Gustav De Waele), opte ici pour un parti pris résolument plus doux, qui n’enlève rien à l’acuité de son propos. Le regard reste queer, de même que les thèmes abordés : la naissance des sentiments – est-ce de l’amitié ou bien le début d’un amour ? –, la découverte du rejet, l’apprivoisement de la violence intériorisée, et l’impuissance, parfois, des adultes (interprétation impeccable d’Émilie Dequenne), à détecter et à prévenir l’effondrement d’un monde enfantin…

En sortant du visionnage, on a pensé que les critiques parfois vives qu’on a pu entendre sur le palmarès du Festival de Cannes (Close est reparti avec le Grand Prix, ex aequo avec Des étoiles à midi de Claire Denis) ont été rudes avec Lukas Dhont, comme si atteindre une telle maîtrise de son art en deux films n’était plus une performance enthousiasmante. 

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Dans Close, ton nouveau film, deux garçons amis se repoussent en grandissant. Est-ce inspiré de ton enfance ? De blessures ressenties à cette époque ?

Lukas Dhont : Petit, j’ai eu quelques amitiés avec des garçons et, avec le temps, j’ai pu avoir peur du regard des autres et repousser ces amis loin de moi. Malgré son jeune âge, Eden Dambrine, qui joue Léo, le rôle principal du film, est très libre dans son expression, et j’admire cela. Moi, je cherchais à être invisible, parce que je n’avais pas ce courage. L’histoire de Close était une façon différente d’aborder la violence. Souvent, on évoque celle que l’on dirige contre quelqu’un, mais là je voulais parler de celle que l’on peut s’infliger à soi-même quand on ne se permet pas de vivre une relation amicale ou amoureuse. Elle est plus complexe. La société est violente avec les minorités, mais, en intériorisant cela, on peut soi-même s’infliger une grande violence.

Au côté de cette violence, tu portes un regard tendre sur l’enfance…

La société met en haut tout ce qui est fort et puissant, et en bas ce qui est tendre et doux. Dans Close, que les deux garçons soient gays ou pas n’est pas le sujet. C’est un film queer parce que tous les thèmes qu’il évoque le sont, parce qu’il interroge le genre et la masculinité. Le sujet, c’est que dès qu’il y a de la sensualité et de la tendresse entre deux garçons, on a envie de les mettre dans une case. La fragilité y est cassée par la brutalité, comme quand les champs de fleurs sont coupés par les machines. C’est un film qui vient profondément de moi, et dans lequel j’essaie de me connecter avec les spectateurs. La douceur est souvent vue comme peu désirable, pas attirante. C’est ce que je tente de combattre de plus en plus. Dans une société compétitive comme la nôtre, la tendresse est un choix politique.

Je cite souvent la sociologue américaine Niobe Way, qui, pour son livre Deep Secrets, a suivi 150 garçons de leurs 13 à leurs 18 ans. Chaque année, elle les a fait parler de leurs émotions, de leur monde intérieur, de leurs rapports entre eux. Au tout début, ils parlent de leurs amitiés comme d’histoires d’amour, avant de prendre, avec le temps, des distances avec ce langage émotionnel. On voit comment l’idée de la masculinité agit et change les comportements.

As-tu l’impression d’avoir connu cette brutalité des rapports sociaux entre garçons ?

À l’école primaire, mon rêve était d’être danseur. J’écoutais beaucoup de musique sur mon discman, surtout les Destiny’s Child ou Christina Aguilera, et je prenais depuis plusieurs années des cours de R’n’b. Je dansais tout le temps. Pour un spectacle de fin de classe verte, j’ai eu l’audace de me dire que j’allais préparer une chorégraphie sur “Fighter” de Christina Aguilera ! J’avais envie de laisser exploser mes émotions par mes mouvements. Pendant ma prestation, j’ai senti une gêne générale : un garçon si libre en train de danser “comme une fille”, ça mettait tout le monde dans l’embarras. J’avais déjà subi ce genre de moqueries mais, jusqu’alors, j’avais persévéré. Jusqu’à ce spectacle, où la honte m’a envahi, où quelque chose a craqué en moi. J’ai fui, et suis allé me réfugier dans les douches. Une professeure est venue me voir et m’a dit : “Un jour, tu feras quelque chose avec ça.” Sur le moment, je ne comprenais pas bien. Cette honte, je l’ai intériorisée à partir de ce moment-là. Je danse encore, en soirée ou quand je sors, mais je n’ai pas eu la force, à cet âge, de dire : “Je me fous de ce que vous pensez.”

Quel rôle le cinéma a-t-il joué dans cette affirmation de soi ?

Le cinéma est arrivé à peu près à la même période que ce spectacle de danse. Ma mère était passionnée de cinéma. Quand mes parents se sont séparés, vers mes 5 ans, elle allait souvent voir des films le soir et revenait différente, moins triste, comme si elle avait pris un médicament. L’histoire d’amour de Titanic lui a fait beaucoup de bien et l’a aidée dans sa vie. Je voulais, moi aussi, avoir cet impact sur la vie des gens, apporter de l’émotion, de la joie. À 12 ans, peu après ce fameux spectacle, elle m’a offert pour mon anniversaire une caméra dont je me suis servi chaque jour. Je dirigeais ma mère dans la cuisine, à tout moment de la journée, elle devenait folle ! Quand j’entends ma voix sur ces cassettes, j’ai l’impression d’entendre un metteur en scène dirigeant ses acteurs. Je tournais quasiment toujours des films d’horreur ; il fallait qu’il y ait un monstre, une figure importante du cinéma queer ! J’aime les monstres au sens large, les personnes qui sont vues comme des outsiders, comme différentes, qui sont violemment rejetées par la société.

Y avait-il des films dans lesquels tu t’es identifié en grandissant ?

Au lycée, le vendredi après-midi, nous allions souvent au cinéma avec ma classe, et un jour nous sommes allés voir Le Secret de Brokeback Mountain. Je savais déjà que j’éprouvais du désir pour les garçons. En voyant ce film, j’ai compris que le cinéma, ce n’était pas seulement du grand spectacle qui permettait d’oublier la réalité, mais que cela pouvait aussi montrer des personnages très éloignés de soi, comme des cow-boys américains, avec lesquels je pouvais me sentir totalement connecté. Il m’a beaucoup touché. Lorsque j’ai intégré une école de cinéma, à 18 ans, je n’étais pas prêt à faire un travail authentique, car j’étais encore dans une forme de “performance”. J’essayais avant tout de plaire aux autres, d’être comme les autres. Au début, j’ai fait des films très différents de l’univers qui est le mien aujourd’hui. Mais, à 21 ans, après mon coming out auprès de mes parents, j’ai commencé à m’exprimer vraiment, à utiliser ma voix comme je le voulais, et à écrire sur ce qui me touchait.

Tes films abordent d’ailleurs beaucoup cette honte enfantine. Dans Girl, une danseuse lutte avec le regard des autres et, dans Close, on suit un petit garçon pétri de culpabilité…

Même si je n’étais pas littéralement le personnage central, Girl était déjà un projet très intime. Cela parlait aussi de moi, des thèmes qui me sont chers, des relations au corps. On peut raconter de soi en montrant des personnages qui sont différents de nous. Lara, le personnage principal, me ressemblait beaucoup. J’étais en connexion totale avec elle. Le cinéma, c’est pouvoir se mettre dans la peau d’un ou d’une autre pendant une heure trente, sans barrières. Mais il faut que tout le monde, dans cette société, puisse raconter des histoires. Ce fut réservé pendant trop longtemps à une catégorie de personnes à laquelle j’appartiens en tant que mec blanc cisgenre, donc je ferai toujours ce qui est en mon pouvoir pour aider chacun à raconter son histoire.

Lors de sa sortie, Girl avait été salué par la presse, mais le choix d’un acteur cis pour jouer une ado trans avait été très critiqué. As-tu entendu ce qui t’était reproché ?

C’était dur, mais ça m’a beaucoup appris. C’est complexe de se remettre en cause ! J’ai rencontré beaucoup de personnes trans très inspirantes qui m’ont exprimé leurs désaccords avec le film, et ça m’a beaucoup apporté. Il y a tellement d’histoires trans différentes et tellement peu de représentation que chaque œuvre prend une importance démesurée. Et je comprends tout à fait cela : moi aussi, ado, j’ai rêvé d’être représenté à l’écran. Aujourd’hui, je suis fier d’appartenir à la communauté LGBTQI+, et il faut toujours privilégier le dialogue entre nous, même quand la colère est légitime. Nous qui connaissons la violence de l’exclusion ne devons pas reproduire cela à l’intérieur même de notre communauté. Sa diversité est belle, et mérite d’être beaucoup plus représentée au cinéma ou à la télévision. Jules Vaughn (jouée par Hunter Schafer) dans la série Euphoria est incroyable, tout ce qu’elle incarne est très fort ; cela ouvre des perspectives nouvelles.

Est-ce aussi cette volonté de représentation qui t’inspire comme réalisateur ?

Avec mes films, j’ai envie d’évoquer des choses que je n’ai pas pu ou pas su dire enfant ou adolescent. Après le spectacle de classe verte, j’ai pris conscience de mes comportements, de ma voix, de mes gestes. Que l’on soit queer ou non, il y a cette volonté d’appartenir à un groupe et de se fondre dans la masse. Cela m’a pris beaucoup de temps pour sortir de cette armure que je m’étais créée pendant des années. ·

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